La narratrice du roman Au pays du désespoir tranquille, alter ego de son autrice Marie-Pierre Duval, travaille dans l’univers des médias télévisuels. Habituée à carburer à l’adrénaline, elle travaille sous pression, ne compte pas les heures, use de toutes les stratégies pour combler les exigences même si cela requiert de faire fi de ses propres besoins. Bientôt, elle est rattrapée par la vie et doit ralentir la cadence, c’est une question de survie. Elle quitte ce milieu asservi par les jeux de pouvoir et les cotes d’écoute pour entreprendre la longue ascension qui la mènera à reconsidérer ses valeurs et ses priorités. Avec une grande humilité, ce livre nous enjoint à tourner le dos aux indices de performance et plutôt que de satisfaire aux attentes, à prendre la clé des champs.

Au pays du désespoir tranquille suit l’ascension d’une femme dans le milieu exigeant et frénétique de la télévision jusqu’au moment où elle est assaillie par un vertige angoissant qui l’oblige à s’arrêter et à amorcer la reconquête d’elle-même.

Vous en faites un récit très personnel, mais à travers celui-ci vous avez aussi misé juste en mettant en lumière le sujet de l’épuisement professionnel qui affecte bon nombre de personnes dans notre société. En l’écrivant, aviez-vous conscience que votre roman porterait également la voix de plusieurs autres?
J’étais au fait que l’épuisement professionnel constituait presque un fléau, mais la nature intime de ma démarche me gardait loin des rêveries d’une éventuelle résonnance chez les autres. Je cherchais d’abord une vérité personnelle, bien que la femme de médias en moi préfère les faits aux sentiments et pense le monde au « nous ».  La tentation de fuir le miroir confrontant du « je » était donc constante. Ce n’est qu’après deux ans à sculpter mes sentiments et à ciseler les phrases pour les réduire à ce que j’estimais être leur forme la plus authentique, que le récit a pris une texture plus universelle. J’ai alors cru que les lecteurs et lectrices pourraient possiblement s’y reconnaître.

Il y a plusieurs phrases clés dans votre livre qui renvoient au souci constant de succès qui finit par accabler plusieurs d’entre nous. « Les petites filles sensibles et poreuses sont devenues des femmes performantes, en conformité avec le projet social », écrivez-vous. Afin d’éviter de reconduire ces valeurs de réussite qui nous condamnent sempiternellement à viser l’excellence, comment pourrions-nous briser le cycle et transmettre à nos enfants autre chose que l’impérieuse impression de devoir satisfaire des attentes qui nous poussent au-delà de nous-mêmes?
Je crois que si on se soucie des enfants, il faut avant tout s’intéresser à soi; les enfants apprennent d’abord par l’exemple et nous sommes hautement contagieux.

En cours d’écriture, en m’interrogeant sur le sens que j’avais envie d’insuffler à ma vie, j’ai inévitablement dû imaginer ma fin. J’ai cherché à identifier ce qui me donnerait un profond sentiment de satisfaction lorsque je serais seule face à la mort. Le constat a été brutal. J’ai réalisé que j’avais le désir de vivre mes derniers instants dans la plénitude d’avoir été intègre et d’avoir incarné mes valeurs profondes : la liberté, l’authenticité, l’ouverture, la curiosité, le courage, l’amour. « Réussir » au sens social du terme, divergeait significativement de ce que j’estimais être « réussir ma vie ».

Cette perception plus intrinsèque du succès a déclenché une chute de pression dans ma vie. Je devenais non seulement l’unique juge de ma réussite, mais je pouvais désormais m’accorder le droit à l’erreur, à l’apprentissage et à l’amélioration, puisque mon bulletin ne viendrait qu’à la toute fin.

Cette prise de conscience a radicalement changé ma façon d’être mère. J’ai cessé de projeter mon vieux schéma et mes attentes de résultats sur mon entourage. La mère contrôlante en moi s’est beaucoup assouplie et les effets de cette transformation ont été spectaculaires. L’air de la maison s’est tranquillement renouvelé et l’anxiété de performance, du moins celle dont j’étais la source, s’est dissipée. Une douloureuse leçon d’humilité qui a également fait la preuve que je pouvais inverser la tendance. C’est loin d’être un programme de santé publique, mais c’est une façon de provoquer des révolutions autour de nous.

J’essaie aujourd’hui de voir mes inconforts et mes souffrances comme de précieuses sources d’informations sur moi, des occasions d’apprentissage qui mènent vers une existence plus juste et heureuse.

Il y a cette autre phrase très juste : « Ce qui devait servir notre réussite sert maintenant notre aliénation. » Avec le recul, est-ce que votre narratrice aurait pu échapper à la chute ou tomber était-il nécessaire à sa reconstruction?
Elle aurait pu faire une chute moins brutale si elle n’avait pas pratiqué le déni si longtemps. Je crois tout de même qu’il faut ressentir une certaine souffrance pour changer sa vie. Qui prendrait le risque de l’inconnu et de l’inconfort si tout va bien?

Son histoire témoigne du coût très élevé du fait de se nier aussi longtemps. En contournant ses souffrances d’origine, elle a cumulé les choix d’évitement et n’a fait que gonfler leur puissance dévastatrice. Elle a inconsciemment opté pour un confort à crédit plutôt que de faire le choix confrontant d’un bonheur plus profond.

J’essaie aujourd’hui de voir mes inconforts et mes souffrances comme de précieuses sources d’informations sur moi, des occasions d’apprentissage qui mènent vers une existence plus juste et heureuse. Si elles sont reconnues et comprises, elles sont une boussole d’une impressionnante acuité.

Vous établissez un rapprochement intéressant entre la quête du personnage et la défaite référendaire du Québec, passant de la recherche identitaire individuelle à un projet soutenu par un espoir collectif. Pourquoi avoir fait ce choix?
Je suis très attachée au Québec, à son histoire, à son territoire, à ce qui forme sa culture.  Aussi, le pouvoir d’influence de nos expériences collectives importantes sur notre trajectoire personnelle est un thème qui m’obsède. La plupart du temps, nous abordons ces événements par la lorgnette plus factuelle de l’actualité ou de l’histoire en oubliant qu’ils ont aussi été des chocs émotifs qui peuvent laisser des traces dans notre psyché individuelle. Je pense aux attentats du 11 septembre et au féminicide de Polytechnique qui ont induit de la peur dans plusieurs esprits, dont le mien.

Nos référendums sont aujourd’hui évoqués comme des faits historiques dépouillés de leur charge sentimentale dont la mémoire s’est nécessairement étiolée avec le temps. Ces rendez-vous exceptionnellement déterminants, dont on nous disait d’ailleurs qu’ils allaient changer notre vie, recelaient tant de désirs, de rêves, de peurs, de soulagements et de déceptions. J’ai encore un souvenir très vif de 1995; la gravité des enjeux, l’imprévisibilité des résultats, la fougue des deux camps qui croyaient dur comme fer en leurs causes, la mobilisation phénoménale des citoyens notamment exprimée par un taux de participation record. Ce climat d’incertitude était très engageant d’un point de vue individuel; chaque vote pouvait faire la différence. Notre destin collectif se jouait au niveau de la rue. Ce crescendo de tension et d’émotions qui a duré des semaines a peut-être officiellement pris fin avec des chiffres, mais il a aussi laissé des sentiments dans son sillage. La moitié de la population s’est réveillée déçue ou carrément en peine d’amour, alors que l’autre n’avait qu’un soulagement pour consoler une peur profonde. Nous nous sommes collectivement envoyé un message ce jour-là, et même si je n’arrive pas à le saisir tout à fait, j’ai depuis longtemps l’intuition que nous en avons sous-estimé les traces.

J’avais donc le désir d’explorer l’impact potentiel de notre quête identitaire collective sur la psyché d’une femme confrontée au même choix dans sa vie intime, celui de prendre le risque de s’incarner. Comment les prises de position collectives de son peuple ont-elles pu inconsciemment teinter son destin? Pouvait-elle s’affranchir du « non » collectif pour se dire un « oui » personnel?

 L’être humain, moi la première, a une extraordinaire faculté à ne pas voir ses limites.

Dans votre roman, vous faites le constat du nombre effarant d’informations qui nous arrivent de partout, notamment par les réseaux sociaux qui nous entraînent dans un maelström dont il est difficile de s’extirper, et de la fatigue intellectuelle et émotionnelle que cela engendre. Comment peut-on se préserver des dangers de notre époque sans être obligé de se retirer du monde?
Je m’estime bien mal placée pour donner des conseils! Je suis une curieuse insatiable et une femme très relationnelle. La cliente parfaite pour consommer du « numérique » à profusion. J’essaie néanmoins de m’avoir à l’œil et de cultiver une forme de pleine conscience pour faire des ajustements si nécessaire. Et il m’arrive de devoir en faire.

J’avance donc à tâtons, comme si j’étais à la maternelle dans ce nouveau monde. Je suis effrayée et préoccupée par notre manque de sens critique et notre biais systématiquement favorable à l’égard de médias. L’être humain, moi la première, a une extraordinaire faculté à ne pas voir ses limites. Les possibilités technologiques se sont multipliées à une vitesse folle sans que nous ayons eu le temps de réfléchir à la manière dont elles serviraient le mieux le genre humain. Nous accusons un retard politique, philosophique, sociologique, psychologique sur elles, et j’aimerais voir se répandre des discours qui pourraient rééquilibrer les forces, un peu comme le font les écologistes pour la question environnementale. Ils ont ouvert nos yeux et éveillé nos consciences. J’ai l’impression que nous pourrions entendre des discours similaires dans les prochaines années, mais appliqués à notre consommation d’information.

Photo de Marie-Pierre Duval : © Julia Marois

À lire aussi
Monique Proulx : Écrire pour se lier

Dominic Bellavance : Les zones grises
Vanessa Bell : Laissez le tumulte venir à nous
Écouter la petite voix de Nadine Robert
René Bolduc : Le temps passe, bon gré mal gré
Hélène Dorion : Une muse nommée Yourcenar
Chris Bergeron : Des femmes dans la galaxie

Publicité