Quatre sœurs sont en route à destination de la côte est des États-Unis afin de faire un séjour dans le chic manoir Thoreau Heights, où tout le personnel les attend, anticipant leurs moindres besoins. Site extraordinaire cerclé de montagnes majestueuses, jouxté d’un parfait jardin avec vue imprenable sur la mer, l’endroit apparaît enchanteur, féérique, presque irréel. On s’occupera de tout, rien ne sera laissé au hasard, pas même la mort de l’une des sœurs, Rose, la plus jeune, prévue le 7 juillet en fin d’avant-midi. Car l’endroit est avant tout une clinique où l’on vient pour créer une œuvre ultime et mourir. Il fallait sans doute s’y attendre puisque le roman Sur les hauteurs du mont Thoreau est signé Catherine Mavrikakis, écrivaine majeure qui manque rarement une occasion de rejouer les dés pour nous faire passer Go vers les chemins inattendus.

Menée de main ferme par l’unique Clarissa Gardner, importante sommité médicale bardée de grandiloquence, la clinique de Thoreau Heights offre aux mourants et mourantes et à leurs proches la possibilité de concevoir une œuvre d’art qui constituera une manière d’apothéose définitive avant le trépas. « Je ne sais pas comment ça m’est venu, dit Catherine Mavrikakis. Je voulais travailler sur une clinique, ça je le savais [c’est la relecture de La montagne magique de Thomas Mann dans sa nouvelle traduction qui lui donne l’impulsion] et je pense que la question de la création, c’est la mienne. Je forme beaucoup de gens en création avec cet espoir qu’elle peut guérir, changer, transformer. » Mais persiste toujours un doute que cela serve vraiment à quelque chose et écrire lui permet ça, de remuer le vrai et le faux, de faire bouger l’important et le futile.

Au moment où la sororité Leroy arrive à Thoreau Heights, elle est soulagée d’être parvenue à bon port malgré les circonstances funestes qui la conduisent en ces lieux. Tour à tour, nous entrerons dans la conscience de chacune d’elles: Léonie, l’aînée, qui a fui en Australie pour y mener une vie qui s’avère somme toute désolante; Alexandrine, avocate et conseillère financière à Manhattan, se perdant dans le travail afin de se soustraire aux charges émotionnelles; Merline, l’actrice à la carrière vacillante, principal soutien de sa petite sœur dans la maladie; Rose, la cadette, autrice de livres jeunesse, la rêveuse, l’adorée. Toutes différentes qu’elles soient l’une de l’autre, l’enfance les cimente, les souvenirs communs les relient, bien que chacune possède son interprétation des faits. Quoi qu’il en soit, elles sont réunies à Thoreau Heights, ensemble, portées par le désir commun d’accompagner Rose dans ses derniers instants sur terre.

Être et paraître
L’édifice se situe en contrebas d’imposants monts et cette verticalité, censée nous élever, peut aussi faire figure de gouffre. Car pour s’offrir cette résidence idyllique que Thoreau Heights fait miroiter et où vos derniers jours se transcendent en travail d’artiste paroxystique, il vous faut un joli pactole. Tout le monde meurt, mais tous ne peuvent s’acheter un dernier sommeil édénique. La mort n’échappe pas à sa marchandisation et l’écrivaine, sourire en coin, ausculte avec un plaisir évident ses excès et ses dérives par le procédé de l’ironie. Mavrikakis évite de prendre position, mais propose des angles de réflexion en exacerbant notamment les travers de ses protagonistes. Ainsi, Clarissa Gardner est représentée comme une femme d’un naturel apparent dotée d’une sincère compassion, mais lorsqu’on pénètre son discours intérieur, on comprend que cette empathie est le plus souvent calculée. Le personnage d’Eva Maria Lauer, la femme de Gardner, fait cependant contrepoids en attestant dans sa propre pratique des principes plus humanistes. « J’ai toujours eu l’impression que moi-même j’étais dédoublée, c’est-à-dire que j’aurais pu être une chose ou une autre, explique l’autrice. J’avais l’impression que dans cette gémellité qu’elles [Clarissa et Eva Maria] ont quelque part, il y en a une qui a bien tourné et l’autre qui est devenue la caricature d’elle-même. » La façon dont nous évoluons repose sur plusieurs circonstances mêlées à un certain libre arbitre. Une chose est sûre, nous ne possédons jamais qu’un seul profil et ce qui nous constitue tient d’une multitude de facteurs.

L’idée d’un mouroir artistique exprime aussi le déni de notre disparition. « Clarissa Gardner n’avait pas conçu Thoreau Heights comme un espace de défaite, mais bien comme une clinique de création et donc de victoire sur la mort. » L’existence d’un tel endroit reflète l’injonction moderne qu’il faudrait à tout prix dans une consciencieuse rétrospective faire une œuvre d’art de notre vie, ce qui en creux soulève cette question: ne pourrait-on pas simplement la vivre? Et si le sens trouvé au terme du travail était justement qu’il n’y en ait pas, de sens, et que ce ne soit pas grave? Le seul bonheur vécu ne suffit-il pas?

Penser sa fin
La romancière investigue, l’esprit gouailleur, les comportements de notre espèce qui quelques fois, pas si rarement, fait preuve d’un ego surdimensionné, représenté dans le livre par Clarissa Gardner et Thomas de Bruycker, homme de théâtre recruté pour guider le travail créatif de la famille Leroy. Leur amour-propre immodéré donne le sentiment que l’être humain a cessé de croire en Dieu parce qu’il l’a remplacé. Le metteur en scène figure l’artiste suffisant qui se fait un point d’honneur de juger toute chose à l’aune de son génie et par cette incarnation, Catherine Mavrikakis amène l’idée du délire narcissique où l’art finit par sombrer dans l’insignifiance à force de se chercher une raison d’être.

Mais Sur les hauteurs du mont Thoreau reste un roman et ne reflète pas une analyse en règle des choix étatiques et citoyens. D’ailleurs, l’écrivaine ne croit pas qu’il faille nécessairement pour écrire être au plus proche des enjeux actuels. « J’aurais pu faire un essai, mais je n’ai pas voulu, insiste l’écrivaine. Parfois, on est trop près pour penser sa société, on n’y arrive pas. J’ai voulu mettre mon petit grain de sel dans la roue de la création, ce n’est pas banal que je la critique parce que c’est ce que je fais pour gagner ma vie, mais je pense que l’art doit être libre. » Cette indépendance est d’une certaine manière convoquée tout au long du roman puisque si l’on ne peut échapper à la mort, il nous reste encore le pouvoir de l’apprivoiser et de la réfléchir. Par le fait même que l’on naît pour finalement mourir, il y a quelque chose de vain dans l’existence et qui manifestement ne fait pas l’affaire des humains, Mavrikakis le montre très bien. Avec les préceptes d’Henry David Thoreau, un homme qui a construit sa pensée autour de la nature, tant humaine que végétale, elle sillonne les rives de la vie et de la mort et interroge, comme un coup de fouet, l’aveuglement de nos vanités.

Photo : © Charlie Marois

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