Victor Bégin propose avec La complicité des fjords une œuvre loin de tout cynisme, qui se vêt de doux, de tendre et de vibrant. Il nous entraîne dans les beautés de l’Islande aux côtés de Jude, protagoniste qui parcourt des paysages, autant intérieurs qu’extérieurs, d’une grande beauté. Les rencontres sont nombreuses et belles entre un spectacle donné dans un champ de lave et un village de pêcheurs où les mères se tiennent debout devant l’indicible. Mais tout le sel de l’œuvre réside dans cette façon que Jude a d’absorber le tout, de grandir au contact des eaux et des autres, d’avancer dans cette brèche islandaise qui lui enseigne qu’il peut, lui aussi, se choisir.

Jude, votre personnage principal, est candide. Il accepte les invitations, suit des inconnus, fait du pouce. Il dit oui à la vie, et la vie semble lui sourire en retour. Tout y est lumineux, autant ce soleil qui jamais ne se couche complètement que ce qui arrive à Jude. Aviez-vous besoin de doux et de beau, comme vous en enveloppez Jude, lors de l’écriture de ce texte?
Oui! Absolument. Comme souvent on peut écrire pour combler ce qui manque à nos lectures ou même à notre vie, je devais mettre sur papier cette douceur des rencontres que fait Jude. J’aime beaucoup lire et voir des films dramatiques, tristes, voire inquiétants. Pour La complicité des fjords, je me suis écarté de l’inquiétude pour me plonger dans le bonheur des relations marquantes, des petits moments significatifs qui façonnent nos sentiments à l’égard du monde, de la connexion qu’on entretient avec la nature et les humain.es.

« Dans la navette vers la capitale, j’observe un défilé de landes arides. Promesses de glaciers et de volcans en cohabitation, de plages noires qui s’étirent en bâillant, de phares en retraite du monde et de champs de lave, des fjords par dizaines, un lignage unique de chevaux, le plus vieux parlement du monde et la naissance du mot geyser. »

Votre personnage cherche à se dépayser, à s’éloigner momentanément de Magog, physiquement et mentalement. Mais, partir en solitaire, c’est partir avec soi-même : Jude peut-il espérer un dépaysement complet alors qu’il trimballe ce même « soi-même »?
Je ne pense pas. Pas complètement, en tout cas. Jude est sans cesse ramené à Jacob, son meilleur ami, à qui il rêve, sur qui il projette ses commentaires et pensées, comme un fantôme vivant qui le suivrait malgré lui. Mais heureusement, le narrateur s’évade de ses questionnements grâce aux amitiés qu’il développe. Son périple s’enchaîne sans vraiment prendre de pause, ce qui l’amène dans des situations hors de lui-même, plus grandes que lui. Jude n’est jamais tout à fait seul dans ce roman, ce qui lui permet de joyeusement s’oublier le temps d’entrer dans les intrigues/la vie d’autres personnes.

Quels sont selon vous les écueils à éviter lorsqu’on écrit un récit de voyage; lorsque ce qu’on met en mots ce sont des paysages vus, des gens rencontrés, des émotions vécues. Faut-il départager le réel de la fiction et de la magie et, si oui, comment?
Avec la publication de ce livre, j’appréhendais beaucoup la question du récit de voyage. J’avais peur qu’on classe La complicité des fjords tout de suite dans cette catégorie sans plus y réfléchir. Pour moi, même si certains détails de ce roman sont réels, je veux qu’on le lise comme n’importe quel autre roman. En y insufflant la fantaisie du diamant, par exemple, je tente de brouiller les limites entre événements concrets et fiction. Je veux que ce livre soit une expérience différente pour chaque personne qui le lit, qu’on se raccroche au voyage pour certain.es, qu’on se laisse dériver dans le fabuleux des émotions au cœur du prisme du diamant pour d’autres, qu’on s’identifie au protagoniste comme s’il s’agissait de nous-même. Je veux mélanger ce qui est déjà vrai et ce qui peut le devenir à travers la fiction.

Les garçons interludes, votre précédent livre, était construit avec divers fragments. Comment avez-vous abordé cette fois l’écriture non pas de poésie ou de fragments, mais bien d’une histoire au long cours?
C’est drôle parce que j’ai commencé à écrire ce roman en 2016, bien avant d’écrire Dites ami·e et entrez et Les garçons interludes. On peut donc dire que, malgré l’ordre de publication, je suis plutôt tombé dans la poésie et le récit par la suite. Comme le roman est significativement plus long que les deux premiers livres, j’y ai accordé un soin étalé sur les années. La complicité des fjords a changé de titre à plusieurs reprises, a été réécrit presque à partir de zéro. Ça m’a pris beaucoup de temps pour trouver ce rythme que n’ont pas (et n’ont pas besoin d’avoir) le récit et la poésie. La difficulté avec la forme longue, c’est que, au contraire du poème et du fragment qui peuvent se suffire en eux-mêmes, une histoire plus longue à déployer doit pouvoir être filée de page en page, rappeler les éléments du début et offrir une sorte de conclusion, ouverte ou non. Après plus de cinq ans à remanier ce flot qui coule, j’espère que la rivière finale de ce roman épouse le fjord dans lequel je l’ai déposée.

Vous intégrez à votre histoire un « diamant », une entité poétique qui vibre aux émotions de celui qui la porte en lui. Parlez-nous de cette trouvaille.
Dans mon écriture, je ne suis pas encore rendu dans le réalisme magique, mais c’est quelque chose que je veux un jour travailler. Le diamant de Jude consiste en mon entrée (timide, peut-être) dans un monde plus ample, qui frôle la fantaisie. Chaque lecteur ou lectrice a sa façon d’interpréter ce qu’est le diamant, c’est pourquoi je ne le définis jamais complètement. Je voulais créer un élément mystérieux et récurrent qui accompagnerait autant le lecteur ou la lectrice que mon personnage principal. Pour moi, le diamant vient imager l’hospitalité de Jude, car même si on l’héberge un peu partout en Islande, il en fait de même et accueille chaque rencontre avec chaleur et intimité, avec lumière et joie.

« La plage regorge de gros morceaux de glaces de toutes les tailles et de toutes les formes. Ces morceaux sont limpides translucides éclatants c’était donc vrai on dirait d’énormes diamants reluisant sous le faible soleil. J’ai envie de les lécher un à un. J’y touche ma main devient froide si vite. Je suis exactement où je dois être, encore une fois. »

Votre style d’écriture est unique : il déjoue certains codes de la ponctuation, est accessible, porte une grande poésie et, surtout, insuffle un rythme bien à lui. La forme est-elle un élément important lorsque vous écrivez?
Tout à fait. La première version que j’ai envoyée à mon éditeur contenait encore moins de ponctuation que la version finale. Nous en avons beaucoup parlé, et c’est surtout la forme qui a été travaillée pour ce livre. Même si je savais où je me lançais avec cette histoire, il fallait absolument que je maîtrise la manière d’y arriver, la façon parfaite de commencer et terminer une phrase. D’ailleurs, j’aime beaucoup « fusionner » plusieurs phrases ensemble quand je sens que la lecture et le sens en seraient bonifiés. Pour moi, l’écriture est très intuitive. Je dois suivre le rythme que je m’impose avant de retravailler la structure; elle se déploie dans mon esprit dans toutes les directions, mon défi est donc de ramener ces directions dans la linéarité du livre. En tant qu’auteur et autrice, on doit s’accorder à soi-même une grande liberté.

Photo : © Charles-Éric Couture-Paulin

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