Sorti pour la première fois en 2022 dans sa version originale anglaise, le roman Une convergence de solitudes de la Québécoise Anita Anand paraît maintenant en français chez les éditions de Ta Mère dans une traduction de Daniel Grenier. Réfléchissant aux rapports à l’identité, tant individuelle que collective, le roman met de l’avant le thème référendaire au Québec, nous replongeant en 1980 et en 1995 par la voix de personnages avec des envies et des rêves différents, mais qui sont tous tenus par une même volonté essentielle, celle de trouver une place où ils se sentiront appartenir.

On entend parfois dire que le sujet de l’indépendance du Québec a fait son temps, qu’il concernerait un vieux fantasme hippie, que maintenant, on ne serait guère captivé par cette perspective. Mais pour se passionner d’une question, il faut d’abord pouvoir en parler et revenir sur les faits, ne serait-ce que parce qu’ils font partie de notre chronique nationale, et on connaît le dicton : le passé est garant de l’avenir. « Il faut savoir d’où l’on vient pour continuer, croit Anita Anand. Moi, je suis toujours intéressée à ramener l’histoire et à la réexaminer, à en tirer des leçons. » L’autrice nous met en garde contre l’oubli; l’ignorance cause l’incompréhension et nous éloigne les uns des autres.

La nécessité d’être ensemble
Rani, une des protagonistes du livre, voit, dans cet idéal de faire du Québec un pays, une énergie galvanisante. Adolescente lors du premier référendum, elle regarde la ferveur qui enthousiasme son peuple avec des yeux brillants. Par le biais de Serge Giglio, chanteur du groupe Sensibilité clamant l’espérance d’un nouveau monde, elle ressent un élan émancipateur, la soulevant, la transportant. Née de parents qui sont partis de l’Inde pour s’installer au Québec, elle n’a cependant pas l’impression d’être intégrée à la fanfare. « Je pense que ce que je voulais dire à travers le livre, c’est qu’on ne peut pas s’attendre à ce que les minorités embarquent dans le projet de souveraineté, ou même l’idée de soutenir la culture québécoise, sans les inclure », explique l’écrivaine. Cette valeur d’unité est présente dans tout le roman, qu’il s’agisse de Rani qui aimerait rallier le mouvement indépendantiste ou de son père, Sunil, perplexe quant à la division entre les musulmans et les hindous à la suite de la Partition des Indes de 1947, faisant en deux mois un million de morts.

Sunil, atteint de schizophrénie, fait pourtant preuve de lucidité quand il tente de comprendre les motifs qui animent les clans. Car les personnages d’Anita Anand ne sont jamais tout noirs ou tout blancs, ce serait contraire au récit unificateur qu’elle souhaite construire. Elle cherche plutôt à amener l’idée d’illusion en ce qui a trait aux catégories où l’on classe les individus, les enfermant du même coup dans des définitions simplistes ne tenant pas compte de la singularité de leurs expériences et de leurs aspirations. « Quand on pense aux immigrants, on pense à un monolithe et non aux individus, exprime l’autrice. Mais les gens viennent ici avec leurs propres enjeux, et avec le personnage de Sunil, je voulais humaniser les personnes. » Au lieu de prendre le chemin des raccourcis, l’écrivaine choisit l’écoute et l’empathie, avenues préférables si l’on souhaite s’éloigner des guerres et des affrontements.

Ce que nous dit aussi Anita Anand, c’est que, pour créer des liens sociaux, il ne faut pas voir l’autre comme une menace. L’autrice raconte avoir déjà vécu dans le quartier Bronx à New York, où une grande majorité était noire, sinon latino — il y avait aussi deux Blancs et une Asiatique. « Les gens me disent “Ah, oui! Tu as vécu dans le Bronx, tu es allée dans une école publique, ça a dû être dangereux!”, mais non, assure l’écrivaine. Pour moi, ce qui a été épeurant, c’est dans les banlieues de Montréal. Je pense que c’est parce qu’on vit dans une société d’extrémisme où il y a le mépris de l’autre. » Elle pense toutefois que cela s’améliore, mais qu’il reste encore beaucoup à faire dans les petites villes.

Nos ressemblances
Le sentiment de rejet éprouvé par le personnage de Mélanie, à peine sortie de l’adolescence, vient des propos auxquels elle est constamment confrontée à cause de ses yeux bridés et qui fragilisent jusqu’à sa légitimité. Et sa colère envers Serge et Jane, ses parents adoptifs, est due à la méconnaissance de ses racines, mais aussi au fait que son contexte familial n’a pas été en mesure de combler son impératif d’enracinement. Son père, peu présent, et sa mère, ne songeant qu’à retourner en Angleterre, là d’où elle vient, ne lui ont pas permis de se sentir liée à eux. La rencontre de la jeune femme avec Rani figure une sorte de miroir inversé; plus jeune, cette dernière refuse l’héritage culturel de sa famille, tandis que Mélanie, ne sachant rien de sa culture d’origine, a l’impression d’avoir un vide à l’intérieur par l’absence de transmission. Elle reconnaîtra tout de même en Rani sa propre quête d’un profond désir d’adhésion, et cette relation de confiance qui s’aménage peu à peu entre les deux femmes atteste du véritable territoire de filiation se vivant parfois en dehors des attaches familiales. Mélanie entamera des démarches pour retrouver sa mère biologique au Vietnam, apaisant sa rancœur et la menant à l’indulgence, acceptant ce qu’elle ne saura peut-être jamais. Sous un autre angle, les parts de mystère peuvent aussi être vues comme une occasion de s’inventer, libres des conditionnements de la lignée.

Le titre du roman annonce clairement ce souhait de rassemblement animant le récit, car s’il y a convergence, c’est que nous ne sommes pas seuls à être seuls, et donc nous ne sommes jamais tout à fait seuls. D’autres solitudes que la nôtre existent et il suffit parfois d’un geste pour les réunir et faire en sorte qu’elles se transforment en fraternité. Lors du conflit auquel a mené la Partition, Sunil reçoit de l’aide d’un fermier et quand il lui demande pourquoi il accepte de le secourir, il lui répond : « Parce que vous êtes tout seul. » Ce qui donne à penser que même dans les plus grands moments d’abandon, il y a toujours la possibilité d’une main tendue. « Si j’ai écrit ce livre, c’est parce que je voulais que les gens essaient de se comprendre, avoue Anita Anand. Ils n’ont pas besoin nécessairement d’être d’accord, mais juste de s’écouter. » Ce livre en est un d’espoir, et il est inutile de préciser qu’il n’y en a pas de trop par les temps qui courent.

Photo : © Diana Lavoie

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