Le ciel est clair et les rues du Vieux-Montréal sont étonnamment sèches et nues en ce lundi matin de décembre. On se croirait à Paris, tiens. L’immeuble où vit monsieur Archambault est moderne et le rez-de-chaussée est entièrement vitré. On ne soupçonnerait pas qu’un nonagénaire y habite, encore moins un écrivain. Sitôt le bouton de l’interphone poussé, pourtant, une voix enthousiaste s’écrie : « Je viens vous chercher! »

Et voici donc ce cher Gilles Archambault, canne à la main, l’œil vif et la démarche empressée, qui vient à ma rencontre. Au bout de quelques pas et après les salutations d’usage, nous aboutissons devant sa porte, où des ouvriers munis de grosses machines à pression semblent sur le point de s’atteler à un travail qui fera du bruit. La lourde porte de son logis me semble toutefois assez épaisse pour étouffer l’éventuel vacarme du corridor.

Une fois à l’intérieur, nous passons directement au salon, où M. Archambault prend place dans le fauteuil qu’il utilise désormais pour écrire ses livres, ayant depuis belle lurette, me confesse-t-il, délaissé l’usage de son bureau de travail. Je lui demande ce qu’il fait de bon, ces derniers temps. « Je n’ai jamais pensé vivre si longtemps… C’est maintenant une vie dans laquelle il n’y a plus rien qui se passe », annonce-t-il presque d’emblée. « J’ai toujours pensé que le bonheur, ça n’existait pas. Qu’il y avait des moments de bonheur, ça oui, mais le bonheur en tant que tel, non. Je pensais ça à 30 ans et je le pense encore. Cela dit, je ne me plains de rien. Pour employer un cliché épouvantable, j’ai eu non pas une belle vie mais une vie convenable. Je voulais écrire, j’ai écrit. Je voulais enseigner mais sachant que j’étais trop timide pour ce faire, je suis entré à Radio-Canada où au bout de quelque temps j’ai pu mener une carrière qui me plaisait. Vous savez, je gagnais ma vie en côtoyant tous les jours François Ricard, Jacques Brault, Wilfrid Lemoine, André Langevin, Fernand Ouellette et ainsi de suite. Ce furent de belles années. »

Tout en lui faisant remarquer qu’il est encore vivant, je m’enquiers du rapport qu’il entretient avec la littérature, lui qui a passé près de trente ans à interviewer les plus grands noms du XXe siècle sur la scène du Salon du livre de Montréal. « Très rapidement, dès 16 ans je crois, je me suis aperçu que la littérature me permettait de pouvoir m’imaginer trouver un sens au fait de vivre. C’est pour ça que j’ai lu; c’est pour ça que j’ai écrit : pour essayer de trouver un sens à ce qui, selon moi, n’en avait presque pas. On est dans l’absurde et l’aléatoire par-dessus la tête. Cela dit, on n’est jamais sûrs de rien, on ne sait pas où ça mène, tout ça. C’est pour ça que la naissance apparaît comme un phénomène beaucoup plus renversant que la mort, parce qu’il s’agit d’une apparition dans une chose qui s’appelle l’existence alors que la mort n’est que normale. Tout ce qu’on voit autour finit par disparaître. »

Quand on s’attarde un tant soit peu aux titres des derniers livres de Gilles Archambault (Tu écouteras ta mémoire, Sourire en coin ou les ruses de l’autodérision, Il se fait tard, Mes débuts dans l’éternité, La candeur du patriarche et, tout récemment, Vivre à feu doux), force est de remarquer une certaine constance thématique, disons. Quand je l’interroge à savoir s’il se demande vraiment, tel qu’il l’a écrit, pourquoi son éditeur continue de le publier, il me répond, amusé : « Bien entendu, il y a une certaine pose là-dedans, c’est clair. Mais je connais des gens beaucoup plus infatués que moi. N’empêche, à partir du moment où on décide d’écrire, ça veut dire qu’on a une certaine idée de soi, quand même. Sinon on ne mettrait pas son nom sur une couverture, c’est assez clair, je pense. C’est un peu une sorte de fausse humilité. C’est évident qu’écrire ce n’est pas rien, mais ce n’est pas tout non plus… »

Questionné quant à la brièveté qu’il privilégie depuis quelques années, sous forme de récits ou de nouvelles, l’auteur d’Un après-midi de septembre s’explique : « C’est simple, c’est parce que je ne suis plus assez en forme pour lire des briques, vous savez. Alors pour ce qui est d’en écrire…! Ma conception de l’écriture, de plus en plus, s’est dirigée vers le petit, le condensé. Mais à la base de tout ça, il y a Stendhal, qui ne faisait pourtant pas dans la concision. Le livre qui a été pour moi capital, c’est Vie de Henry Brulard. Il essaie de comprendre sa place dans le monde à partir de son enfance et ça, c’est ce que j’essaie de faire depuis un bon bout de temps. Mais je n’aime pas l’abondance, j’aime mieux le choix. C’est Valéry qui disait entre deux mots, choisir le moindre. Je suis convaincu aussi que même dans les plus grands romans, disons Guerre et Paix, il y a des tas de pages inutiles. Dans un livre le moindrement abondant, il y a forcément des pages qui n’existent que pour nous faire aboutir aux pages importantes. J’essaie de m’en tenir à celles-là. »

Pour un homme dont les vues sur la vie sont plutôt pessimistes, voire nihilistes, l’absence de cynisme dans son œuvre, en regard de l’omniprésence d’une certaine ironie, a pour le moins de quoi étonner. À ce sujet, il me déclare : « C’est parce que j’aime l’humanité, moi. J’étais beaucoup plus intéressé par les gens que je rencontrais et par leurs failles, on dirait que ça me consolait des miennes propres. Pour moi c’est clair que l’ironie c’est une façon d’être, une sorte de défense, peut-être aussi un empêchement, mais bon, c’est une façon de voir le monde. L’ironie, surtout, ce que j’ai essayé d’en faire en tout cas, c’était dirigé contre moi, plutôt que contre les autres. Il y a une sorte d’honnêteté là-dedans. Cette authenticité-là est très précieuse. »

En toute fin d’entrevue, celui qui vient de faire paraître Vivre à feu doux, un recueil de nouvelles où ses multiples doubles fictionnels veillent au grain, me lance, au moment de nous serrer la main :

« Je pense que les vérités, ça court les rues, mais pour ce qui est de savoir les dire, seuls certains écrivains y parviennent. »

Il pensait peut-être à Calet, à Perros ou à Buzzati. En ce qui me concerne, j’ai tout de suite pensé à lui.

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