Nous sommes à la fois dans le passé sur une plateforme pétrolière au milieu de l’océan et dans le présent, celui qu’arbore l’immuabilité des heures campées dans un phare où la vaste mer se laisse contempler. Chevauchant cette vie faite d’eau qui se fait tantôt calme, tantôt tourmente, Sven, un être flegmatique, mais aussi très friable, devra faire avec le courant. Dans son livre La nuit funambule, l’écrivain Emmanuel Poinot nous donne à voir, furies et amours, tous les temps de la marée. Gonflées d’amertume, mais également bénies par des vents favorables, les vagues altières charrient toujours ce qu’il faut pour qu’advienne au lendemain des jours troubles un horizon de lueurs aperçues.

Le lieu n’est pas précisé, si ce n’est que l’on devine aux prénoms des gens qui habitent le roman que les choses se passent quelque part au nord de l’Europe. L’auteur Emmanuel Poinot n’a que faire de la géographie, pourvu que là où il se trouve, forêt, mer et ciel embrassent le paysage. Le reste peut aller, puisque la véritable cartographie de ses histoires s’esquisse à même le cœur de ses personnages, pulsant une cadence de rafales et d’accalmies. C’est sur cette frange palpitante et tremblante, parmi l’aridité et une certaine plénitude, que se situe Sven, infirmier sur une plateforme de forage, un homme de peu de mots. Il fera la connaissance de Niels, la vingtaine à peine entamée, vif et impétueux, travaillant avec lui sur le Njörd II en tant qu’informaticien. Entre les deux, une complicité se fabrique, difficile à déterminer, à l’instar des rencontres impromptues qui s’avèrent après coup si significatives qu’on les croirait frappées du sceau du destin.

Les contours de sa sensibilité apparaissent plus clairs au contact de la mer, comme si elle appelait une vérité en lui.

La beauté des contraires
Les contrastes s’interrogent sans cesse dans La nuit funambule, à la façon de la mer qui peut successivement être douce, et soudain devenir tempétueuse. « De convoquer les extrêmes et de les heurter ensemble, c’est plus intéressant que de mettre des gens qui sont tous pareils », affirme le romancier. Ainsi, Sven et Niels, deux hommes aux caractères pourtant dissemblables, se lient l’un à l’autre, trouvant chez chacun une complétude se découvrant au long d’une amitié qui se plaît à préserver ses mystères. Et les contradictions peuvent surgir chez le même individu. « On est tous comme ça, on porte des paradoxes, insiste l’auteur. Ça fait plusieurs fois qu’on me dit que mes protagonistes sont psychologiquement compliqués, mais la vie est compliquée. » Les oppositions chez les personnages de Poinot provoquent une affluence de variations, de nuances, beaucoup plus qu’une vision monolithique pourrait le faire; la disparité des divergences note une grande profondeur de champ, ouverte sur la complémentarité des éléments. La sobriété du style de l’écrivain accentue cette force évocatrice et donne aux lecteurs et aux lectrices un endroit où se déposer, reprendre leur souffle, participer à l’adéquation du monde.

Après qu’un accident est survenu, causé par une mer déchaînée, Sven s’isolera sur l’Île-Bleue. Elle est surplombée d’un phare, veilleur éternel, empêcheur de naufrages, et même s’il n’est plus en fonction, le symbole est là, un guide indéfectible, érigé aux abords du noir pour sauver des abîmes. Le héros s’en fera un refuge, près des eaux miroitantes qui, en surface ou en profondeur, expriment l’inhérence de cet homme en proie aux doutes. « Je n’aurais pas pu situer toute cette intrigue ailleurs que dans un milieu d’eau, en effet, annonce Poinot. L’âme de Sven est fluide. La preuve est qu’on peut penser à la fin du roman qu’il a trouvé un équilibre, qu’il y a quelque chose d’autre qui s’ouvre, il y a un nouveau canal qui se crée, toutes les écluses ne sont pas fermées. » La vie est mouvance et lorsque le protagoniste s’abandonne à cette idée, suivant l’exemple des marées, ce sont tous ses vieux démons calcifiés qui bougent, balayés vers le large, faisant de la place à un possible renouveau.

Ce rythme de l’eau traversant La nuit funambule donne une impression d’un temps en dehors de celui qui ponctue nos existences folles. Il semble répondre naturellement au cycle de Sven qui avance, agit, et bat en retraite. La mer le raccorde à lui-même, le berce, le prend dans ses bras, le secoue. « Mes expériences, je ne les ai pas eues dans des centres urbains, mais dans la nature, raconte l’auteur à propos de ce qui l’a construit. Quand l’orage passe, il y a une régénérescence et on ne la trouve pas ailleurs, à part peut-être dans l’amour. » Pour Sven, il se matérialisera sous la forme d’un voilier à la barre duquel se tient une femme, Else, la sœur de Niels, une artiste du cirque, une poète des tréfonds. Rien ne s’écrit pourtant, nulle promesse n’est prodiguée, tout se joue sous l’œil immense d’une mer aux aguets qui veille sur leurs secrets.

Au fil de l’eau
Il y a des dialogues qui parsèment La nuit funambule, mais la majorité de ce qui est dit se murmure dans les silences. Le paysage, le passage des saisons, la condition insulaire donnent un aspect atmosphérique au récit, comme une respiration. Ce sont ces aspects qui parlent le plus, confiant Sven à ses méditations. Lors d’un bref retour au village où l’héberge la vieille Kirsten, elle formule : « — Je me demandais si tu allais y retourner, dit-elle simplement. Ce n’est pas tout le monde qui peut vivre ainsi, seul et isolé, loin de tout. — Là-bas, on est plutôt proche de tout, non? », lui rétorque-t-il. L’essentialité de la nature le mène à lui-même, aux formes éclatantes et sacrées du vivant. Le fait qu’il soit un homme placide, mais fragilisé, permettant rarement à ses émotions de poindre à la vue, le rend énigmatique. Cependant, les contours de sa sensibilité apparaissent plus clairs au contact de la mer, comme si elle appelait une vérité en lui. « C’est effectivement le révélateur de ce qu’il est, ce qui l’aidera à une sorte de rédemption, croit le romancier. Et l’eau a quelque chose de purificateur aussi. » Comme il est impossible de les maîtriser, les humeurs océanes lui donnent une leçon de lâcher-prise, le conduisant à se départir de ses peurs anciennes, les abandonnant aux déferlantes. Soudain plus léger, il peut maintenant regarder l’horizon en face et s’y projeter.

Photo : © Gaspar LP

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