D’aucuns se souviendront de l’avoir lu dans le Voir du Saguenay il y a une quinzaine d’années, puis dans Le Quotidien, où ses chroniques intimistes et fraternelles retenaient déjà un peu plus l’attention que celles de la moyenne des ours. Certains se rappelleront l’avoir vu dans diverses capsules vidéo à haute teneur en niaiserie. D’autres fredonnent peut-être encore La toune de l’été. Toujours est-il que Le Prince du Temps a fini par écrire un roman et que c’est assurément le truc le plus abouti de sa carrière. Rien de moins.

Joël Martel est un gars d’Alma. Après un exil de quelques années à Montréal, celles-ci ayant de son propre aveu été « les moins productives » de toute sa vie, c’est à l’occasion d’une visite de courtoisie chez sa mère et au retour d’une proverbiale bière avec un ami qu’il s’endort bercé d’un sentiment voisin de l’évidence ayant tous les attributs d’une révélation et décide de revenir au bercail, comme Shadow dans le film.

Un homme de variétés
Une fois revenu dans le giron natal, les projets se multiplient et l’homme devient rapidement un incontournable du milieu culturel jeannois et saguenéen, cumulant les chapeaux et les occupations. « Au début de la trentaine, j’étais un peu pris par la hantise du multi-instrumentiste, je trouvais que je m’éparpillais pas mal et que quelque part, c’était pas correct. Mais je suis tombé par hasard sur un podcast où on entendait Willie Lamothe se décrire comme un homme de variétés et ça m’a tout de suite plu, ça m’a réconcilié avec moi-même et mon propre éclectisme et depuis ce temps-là, je vis beaucoup mieux avec ça. »

Des années plus tard, celui dont les frasques tous azimuts ont longtemps ratissé très large a pourtant senti le besoin de se recentrer, délaissant peu à peu le journalisme pour se concentrer sur autre chose : « J’ai fait ça pendant six, sept ans peut-être, écrire des chroniques, faire un peu ce que je voulais, parler de ce qui me tentait, essayer de rejoindre le monde en empruntant des drôles de chemins. C’était comme des pratiques pour un roman. Sans vouloir vraiment tirer la plogue, à partir de 2020, j’ai essayé de m’arranger pour ne plus être obligé d’écrire. J’avais envie d’attendre que ça me vienne. Alors je me suis éclipsé insensiblement. »

Peu avant le décès de son paternel, à l’été 2023, Martel développe la conviction d’avoir accumulé assez de bagage pour écrire un livre. « Avec mes autres projets, j’avais déjà essayé de dire de quoi de touchant ou de plus sérieux, mettons, mais ça sortait toujours mal. Les chansons et les vidéos, pour moi, c’était pas le bon médium pour la sensibilité. Avec la littérature, plus mélancolique par nature peut-être, j’ai finalement trouvé l’occasion et le moyen d’exprimer des choses moins instantanées, des choses qui peuvent se déployer naturellement. »

De Miller à Bukowski
« Les livres, c’est impressionnant, quand même. J’ai déjà travaillé dans une bibliothèque et j’ai encore le souvenir de la claque d’humilité que ça m’avait donné, de voir tous ces livres publiés : j’en suis resté longtemps ben impressionné. Il y a comme ça des livres qui nous marquent sans qu’on sache trop pourquoi. Même des années après l’avoir lu, il m’arrive encore d’avoir des flashs de Tropique du Cancer, de Miller. Mais j’ai toujours été un gros fan de Bukowski, de sa franchise crasse. »

Comme un long accident de char, son premier roman paru à La Mèche en mars dernier, se présente sous la forme d’une autofiction pétrie d’authenticité, de clins d’œil complices et d’hommages bien sentis où l’auteur passe en revue le catalogue des personnes décédées qu’il a connues, de près ou de loin, égrenant au passage plusieurs aspects de la vie de son père et de sa relation avec lui. « Je me suis rendu compte que j’avais de l’affection pour le portrait, l’anecdote significative, comme un trailer sur la personne, en fait. Écrire sur des gens qui ne sont plus là, aussi, ben ça les ramène un peu. Chaque personne décédée a une histoire, aussi plate soit-elle. Mais si je la raconte bien, ce sera pas plate. »

Bien raconter, justement, a toujours été la marque de commerce de ce cher Joël Martel; entre l’anecdote et la digression, sans négliger ce qu’on pourrait qualifier de sourires en coin narratifs, tout l’art du Prince du Temps réside dans cet équilibre entre l’intime, le trivial, l’incongru, le fortuit, l’absurde et l’indicible, dont la sublimation passée au crible d’une forme particulièrement efficace de nostalgie et d’humour finit par accoucher d’un précipité ayant beaucoup plus à voir avec l’or qu’avec le cuivre.

Embrasser la vie
Si le livre parle beaucoup des morts, la vie n’en est pas pour autant évacuée, l’auteur abordant avec beaucoup de justesse les aléas de sa vie de père de famille, lui qui partage depuis plus de vingt ans sa vie avec la même femme : « Pour moi, la paternité, ça m’a fait comme si, après avoir passé des années à niaiser avec des morceaux de casse-tête, tout d’un coup quelqu’un m’était arrivé avec la boîte pis l’image que les morceaux sont supposés finir par faire. »

En définitive, la parution d’un roman écrit par Joël Martel semble l’aboutissement logique d’une vie passée à observer le monde et celles et ceux qui s’y ébattent. L’acuité du chroniqueur trouve son plein essor au sein de ce premier essai romanesque, qui a tout d’une réussite.

En périphérie des épicentres, la vision du monde que propose l’auteur séduit par le choix des angles qu’elle fouille, la touchante humanité qui en émane et la franchise des coudées qu’elle s’autorise : « Ce que j’essaie de raconter, c’est la même histoire que tout le monde, dans le fond, sauf que j’ai toujours eu un faible pour la version du monde qui vont fumer des topes dehors. »

Photo : © Marc-Étienne Mongrain

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