L’adage veut que le diable soit dans les détails. Or si le mal et le vice empruntent de minuscules chemins pour libérer leur venin, la beauté, la joie et la vertu trouvent elles aussi d’étroits circuits pour nous enchanter.

Durant sa jeunesse, l’écrivaine franco-américaine Marina van Zuylen cherche à s’affranchir du poids de sa soi-disant médiocrité, après avoir reçu la mention « assez bien » à son bac. Pour ce faire, elle se lance à corps perdu dans la fréquentation d’œuvres et d’auteurs réputés difficiles. À ses yeux, cela prouve sa supériorité intellectuelle. Elle valorise la pensée abstraite au détriment des choses matérielles, attirée par les héros tragiques ne jurant que par l’excès, résignée à être malheureuse, pessimiste, héroïquement martyre, une vraie âme romantique!

Puis, un jour, un neurologue lui annonce à la suite d’une résonance magnétique qu’il lui manque une partie de cerveau. Soulagée, elle se libère enfin des pressions de réussite. Évidemment, son médecin lui apprend rapidement qu’il manque tout simplement une partie de l’image, pas un bout de cerveau, mais son autorisation à ne pas exceller lui ouvre une piste de réflexion : l’idéal d’une vie assez bonne était-il possible pour une femme comme elle? Elle part alors à la recherche d’une autre forme de réussite et de valorisation passant par des qualités discrètes, à commencer par la dignité et l’attention aux autres que nous apporte le relâchement des hautes attentes, ces vertus minuscules qui se pratiquent dans le secret.

L’essayiste fait le pari de revaloriser le médiocre, venant du latin « milieu », et les mérites discrets, en abandonnant la course à la performance et à la reconnaissance sociale. Quittant les rives des sombres artistes contrits dans la douleur et le jamais-assez-bien, elle embrasse plutôt les célébrito-sceptiques : ces penseurs qui nous rappellent que les rêves de grandeur sont toujours éphémères, que le perfectionnisme est un obstacle pour apprécier pleinement la beauté de la dissonance. L’idée est d’honorer nos inévitables limites, d’apprécier la beauté du pas si mal. Accompagnée entre autres d’Aristote, Marc Aurèle, Montaigne, Tolstoï, Woolf, Orwell et Tchekhov, van Zuylen propose de se reconnecter avec « l’art du ratage », nous invite à redéfinir ce qu’est une « vie réussie ». Aristote et Marc Aurèle proposent d’éviter les extrêmes et de cultiver le précieux juste milieu, « l’aurea mediocritas », en se gardant de tous les excès, soulignant au contraire la vanité de tout ce qui s’écarte d’un esprit de proportion et de mesure. Inspirée par leur pensée, van Zuylen propose d’abandonner la dichotomie entre le noble et le trivial : l’expertise manuelle et le monde matériel valent tout autant que la pensée abstraite, défend-elle, et accepter la modération ne signifie pas forcément être ennuyant. Il s’agit plutôt d’un projet social et humaniste qui consiste à déconstruire la vieille hiérarchie entre les valeurs élevées et basses. La philosophie de « l’assez bien » troque l’idéal contre le réel, valorise une posture d’humilité loin de l’amour-propre destructeur qui découle de la comparaison et de la compétition. Rechercher la douceur de la satisfaction intérieure est « ce que nous pouvons espérer de plus grand », écrit Spinoza. Levinas invite à accueillir l’autre comme un sujet entier, en abandonnant notre ego toujours prêt à dominer et à comparer. Edouard Glissant fait pour sa part l’éloge de l’opaque, valorise ce qui, en chacun de nous, demeure intraduisible et inconnaissable et permet d’éviter la comparaison. Marina van Zuylen nous permet de rêver à un monde plus égalitaire dans cet essai bénéfique et brillant.

Les trésors de l’ombre
Les neuf nouvelles qui composent le magnifique recueil de Salah Badis, Des choses qui arrivent, s’inscrivent dans ce minimalisme et ces discrètes beautés qui ne jaillissent pas des grands exploits, mais plutôt de l’humanité la plus universelle qu’on retrouve dans les petites déceptions journalières comme dans les joies tirées à l’ombre des projecteurs. L’écrivain, poète et journaliste algérien âgé de 29 ans offre un portrait intime de l’Algérie à partir de scènes du quotidien d’une apparente simplicité, mais qui dénotent une profondeur, un sens de l’observation et un art du détail exceptionnels. À travers des histoires ordinaires, pans de vie de personnages de tous âges et toutes classes confondues, Badis révèle les défis concrets auxquels la société algérienne et la ville d’Alger font face, mais aussi l’âme des gens, de la ville, du pays. À partir de microévénements, il élève vers le haut la vie des gens ordinaires, les destins parfois raboteux, les rêves et les aspirations d’un peuple déçu et d’une jeunesse qui se cherche, en faisant de leurs vies des récits vibrants.

Le livre donne un accès privilégié à la vie des Algérois et Algéroises, loin des clichés habituels. Dans « Une idée de génie », Kahina, médecin en grève depuis des semaines pour obtenir de meilleures conditions de travail, annonce à son mari de retour de voyage que leur propriétaire reprend leur logement et lui lance une gageure : trouver un nouveau toit en moins d’une semaine, défi de taille à Alger. Parallèlement, le couple se met à rêver d’ouvrir une laverie automatique : un bon plan pour faire de l’argent, croient-ils. « J’ai besoin d’un truc nouveau », déclare Kahina. Fascinés par le mouvement de la machine à laver, la mousse et son ressac, ils trouvent un nom à leur laverie imaginaire : La laverie Le Bosphore. Derrière ce projet se dessine le fantasme de tout recommencer, mais « ce que la mer emporte est ramené par la vague », dit un proverbe arabe. La vie donne et reprend, et le rêve s’évanouit.

Avec un pied dans le réel et un autre dans le rêve, des touches d’un onirisme envoûtant, ce recueil vibre, criant de vérité, du désarroi et de la désorientation des personnages, mais aussi de leur immense soif de vivre. On croit connaître cet adolescent qui veut s’affranchir de la tutelle maternelle; cette propriétaire d’un salon de coiffure qui essaie de résoudre un problème de plomberie… La superbe traduction signée par le poète Lofti Nia restitue le métissage des langues qui est à l’origine du texte, tandis que la construction ingénieuse du recueil fait communiquer les nouvelles entre elles pour former un casse-tête où les motifs et les personnages réapparaissent pour donner un nouvel éclairage à l’ensemble. Badis préfère lui aussi la richesse de l’opacité aux choses trop expliquées. Originale et somptueuse, l’écriture de ce jeune auteur se démarque. Un grand livre dans un écrin discret.

Photo : © Justine Latour

Publicité