L’enquêteur se retrouve souvent lui-même enquêté tant les élans qui nous poussent à creuser une piste ou à approfondir un sujet nous renvoient à nos propres manques et carences à combler. Deux romans racontent ces fascinations si fortes qu’elles en deviennent dévoratrices.

À l’enterrement de son grand-père, Simon reçoit une confidence de son oncle qui trahit l’omerta familiale et choisit de parler : le grand-père Malusci a eu un enfant hors mariage avec une Allemande quand il était soldat d’occupation au bord du lac de Constance à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Simon connaissait déjà cette histoire d’amour auréolée de mystère, mais reçoit l’aveu « comme une déflagration ». L’oncle ouvre une boîte de Pandore et Simon se jette dedans.

L’enfant dans le taxi, huitième roman de Sylvain Prudhomme, auteur de Par les routes (prix Femina 2019), revient sur une idylle amoureuse qu’a vécue son grand-père, déjà évoquée dans un premier livre sans savoir qu’un enfant était né de cette union et qu’il est toujours vivant. Le narrateur mesure soudain le silence qui s’est abattu sur ce bâtard : « Puisque depuis toujours dans l’ordre des familles le crime c’est de parler, jamais de se taire. »

Fasciné par l’existence de cet enfant abandonné, désigné par la lettre M., Simon, fraîchement divorcé et père de deux jeunes garçons, entreprend une fouille approfondie sur ce bâtard pour lequel il développe une véritable obsession. Pour la scène initiale du roman qui reconstitue avec une sensualité éblouissante la rencontre entre son grand-père et l’Allemande, l’auteur se place de son point de vue à elle, amoureuse du jeune Français mais craignant l’opprobre pour ce geste interdit, imagine deux corps qui exultent après des mois de misère, de guerre, de faim, de sang. Une scène rêvée, « primitive, à jamais manquante […]. Matrice solaire et sombre à la fois, autour de laquelle je veux tourner, retourner, avant le jour où tous ceux qu’elle touche, de près ou de loin seront à leur tour mis en terre et où il ne restera plus rien là-bas que le soleil sur le lac, et les montagnes alentour enneigées… ».

Poussé par un élan inexplicable et par un devoir de mémoire qui dépasse l’histoire familiale, parce que ce sont des milliers d’« enfants de guerre » nés de pays ennemis qui furent marqués par le rejet et la honte, et malgré les menaces de sa grand-mère de le bannir s’il ose parler de l’« erreur de jeunesse » de son grand-père, Simon brave la loi de l’interdit et part à la rencontre de M. Un grand-oncle lui en apprend un peu plus : à l’âge de 15 ans, M. a traversé l’Allemagne puis la France en taxi, parcourant 1 000 kilomètres pour rencontrer son père, qui refusera de le voir de peur de s’effondrer devant lui. Par la suite, M. devient antiquaire : l’enfant abandonné donne donc une seconde vie aux objets abandonnés. Simon y voit un lien, mais plus il fait la lumière sur ce grand-oncle caché, plus il plonge dans le noir de sa propre souffrance, celle de sa récente séparation. N’est-ce pas toujours un peu le cas, lorsqu’on se lance corps et âme dans une quête? On essaie de régler les comptes des autres pour ne pas régler les nôtres, nos propres blessures et manques, notre propre histoire.

D’une prose concise et subtile qui laisse place à l’interprétation, Prudhomme suggère que c’est avant tout sa propre vie que cherche à réparer Simon. La révélation finale sur ce fameux M. le renvoie d’ailleurs à ses propres carences dans un très beau dénouement. L’écriture tendue et organique de l’auteur module les émotions avec beaucoup de doigté jusque dans la ponctuation trouée, miroir de la vie défaite du narrateur, de sa désertion, en perte de repères dans sa nouvelle vie de père divorcé. L’enfant illégitime peut-il le sauver?

Quête des ténèbres
Parmi les quêtes obsessionnelles existent aussi celles qui flirtent avec la fascination morbide. Camille a 48 ans et travaille comme médecin légiste dans la lignée de ses parents, eux aussi médecins et scientifiques de renommée internationale, morts tragiquement, noyés lors d’une plongée qui a mal viré. Cette fille surdouée reçoit un jour un courriel mystérieux concernant le crâne du peintre Goya, volé après son inhumation à Bordeaux en 1828. Ses parents et son parrain neurologue avaient développé une fascination pour ce peintre maître des ténèbres. Curieuse, Camille rejoint à Bordeaux sa correspondante, une ancienne directrice de théâtre qui lui raconte l’étrange histoire de trois étudiants en médecine qui, dans les années 1960, perdirent le contact avec la réalité, obsédés par ce crâne perdu de Goya.

Avec des descriptions de peintures de Goya d’une puissance évocatrice saisissante, ce roman admirablement écrit et documenté donne à voir la science sous un jour auquel on est peu habitué, soit comme une discipline qui cherche à résoudre des énigmes existentielles, scrute l’intérieur des êtres et leur anatomie à la recherche de secrets enfouis. Sarah Chiche répertorie notamment d’infinies anecdotes médicales à retourner les cœurs sensibles. Il est question de dissections effectuées sur des cadavres, de leurs cerveaux découpés en tranches pour y déceler des indices du génie, des résurrectionnistes qui firent du trafic de corps à l’époque de Goya pour répondre aux besoins grandissants des médecins, volant les cadavres dans les cimetières, mais se plaisant même à tuer les plus démunis pour servir la science.

Rare incursion dans les salles d’autopsie et dans le monde secret de la médecine légale qui lit dans les corps comme dans un livre ouvert, le roman aborde aussi avec originalité les croisements parfois insoupçonnés entre les artistes et les scientifiques, avides d’une connaissance profonde de l’humain au point parfois de basculer dans la folie. Captivante plongée chez les amoureux des ténèbres, Les alchimies regorge d’idées géniales et se questionne en profondeur sur notre relation à la mort, le tout livré dans une langue riche et imagée, une prose magnifique qui célèbre les quêtes passionnées sans ignorer ses dangers, comme celui de se faire dévorer par elles.

Photo : © Justine Latour

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