Lucides et impitoyables, Marie-Hélène Lafon et Joyce Carol Oates traitent de violence et d’abus faits aux femmes dans des récits de révolte et d’émancipation.

Le roman s’ouvre sur sa présence menaçante : l’homme fait la sieste et il ne faut pas le déranger. Cet homme qui fait la loi, c’est son mari à elle, mère de trois enfants, tous nés par césarienne, âgés de 7, 5 et 4 ans. Elle aura 30 ans dans trois semaines et vit sur une ferme isolée du Cantal, loin de tout, et guette les accalmies, ces courts instants où son mari s’absente, ce mari qui s’est révélé être « pire qu’une bête », parce que « les bêtes ne sont pas méchantes, les bêtes ne parlent pas pour dire des mots qui sont pires que les coups ».

Dans une prose économe, dense et limpide, Marie-Hélène Lafon rapporte avec une implacable précision le quotidien miné d’une femme victime de violence conjugale dans son dixième roman, Les sources. La première partie du roman commence un samedi de 1967, jour de « grande toilette des enfants », où elle s’active pour préparer la visite le lendemain chez ses parents. Pendant ces tâches, elle repense au passé, à ce qu’elle est devenue après huit ans de mariage. Elle aurait dû refuser, partir, elle ne sait pas pourquoi, mais elle a juste suivi. Elle essaie maintenant de déjouer sa peur. Elle a appris à se taire, à faire semblant, à empêcher la boule dans sa gorge de sortir, parce qu’elle doit garder ses forces pour tout faire. « Les mots ne lui viennent pas, l’orgueil les bloque. Elle appelle ça l’orgueil, ce qui la fait tenir et rester et qui compte aussi pour sa mère. » Elle ne parle à personne de ce que son mari lui fait vivre, mais ses sœurs ont vu, un jour où il n’a pas pu se tenir devant elles. Une porte s’est ouverte.

En plus d’être frappée, la femme se fait reprocher son manque de dynamisme, son embonpoint, comme si une femme battue qu’on traite de dégoûtante pouvait s’épanouir. Le médecin aura pratiqué la ligature de ses trompes pour qu’elle soit « tranquille », après ses trois césariennes à 26 ans. Son corps ne lui appartient plus, il est devenu une matière déformée et saccagée par les grossesses et la violence, une enveloppe qui cache « son premier corps, le vrai, celui d’avant ».

Les sources confirme l’immense talent de Marie-Hélène Lafon, auteure d’Histoire du fils (prix Renaudot en 2020), pour dire sans emphase ni lyrisme la cruelle destinée d’une femme isolée qui trouve en elle-même la force d’agir. Raconté à la troisième personne et divisé en trois parties, le roman se construit autour de la maison familiale. D’abord campé sur deux jours en juin 1967, alors que la femme descend voir sa famille et avoue tout à sa mère, le roman se poursuit ensuite en 1974, quand le père se retrouve seul après que sa femme l’a quitté, pour se clore en 2021, année de la liquidation de la ferme. Sous haute tension, immergé avec elle dans son enfer, le lecteur vit l’étouffement de la femme battue, la menace constante d’un homme qui cogne et dénigre. Récit lucide et dur d’émancipation, Les sources se veut une ode à la résistance et au courage d’une femme qui choisit de rejoindre la vie ordinaire des « gens normaux qui n’ont pas peur tout le temps », un choix d’autant plus remarquable que dans ce pays-là, les gens ne divorcent pas. La troisième et très courte partie du récit où la fille revient à la maison de son enfance confirme que la mère a réussi à éviter le pire pour ses enfants en les éloignant de ses sources infernales où ils sont nés. Un grand roman, à la simplicité déroutante.

Unies contre l’injustice
Dans Nuit, néon, l’écrivaine américaine Joyce Carol Oates trace des portraits de femmes qui essaient également de s’extraire de situations violentes ou oppressantes. Ce recueil de neuf nouvelles grinçantes livrées sous la forme de suspenses psychologiques flirte avec le surréalisme, l’horreur et la satire. Oates propose des incursions dans la psyché de femmes aux prises avec leurs propres contradictions, l’ambivalence de leur désir et une profonde colère, notamment parce qu’elles se transforment en cibles vulnérables dès qu’elles sont seules, forcées de se protéger des possibles agresseurs tandis que les hommes n’ont rien à craindre.

Disséquant les situations d’abus et d’agressions, les rapports de pouvoir, l’intimidation, et le consentement, Oates pose un regard féministe et revendicateur sur la violence faite aux femmes. D’un humour noir et corrosif, elle décape le vernis des apparences dans des huis clos qui mettent en scène des femmes prises au piège physiquement ou symboliquement. « Déviation » raconte l’histoire d’une femme d’âge mûr trouvant un panneau indiquant une déviation de la route, qui se trouve alors parachutée dans une sorte de réalité alternative: une maison qui est peut-être la sienne, un homme qui est peut-être son mari, ou un imposteur? Rien n’est moins sûr. Cette femme est-elle en train de subir du gaslighting, alors que l’homme qu’elle rencontre prétend être son mari, puis devient son ravisseur, la tenant captive, s’acharnant sur elle avec un balai? « Vais-je devoir le tuer pour être libre? », lance-t-elle, épuisée. Laissant le lecteur dans le doute, Oates suggère qu’une femme qui a dévié de sa vie la perçoit peut-être alors avec plus de lucidité, ou peut-être est-elle en face d’un décor qui imite sa vie? Une chose est sûre, il ne faut jamais se fier aveuglément à l’image qu’on nous présente de la réalité.

Avec son écriture au scalpel, Oates dissèque la société américaine pour montrer ses entrailles, révéler ses monstruosités. Dans « Miss Golden Dreams 1949 », l’écrivaine donne la parole à une poupée-clone de Marilyn Monroe qui propose ses services à des hommes libidineux réunis pour une vente aux enchères, en profitant pour dénoncer les conditions de la vie de ce sex-symbol exploité de son vivant. La nouvelle « Envie » joue intelligemment sur la frontière floue entre l’agression et le consentement, alors qu’une femme désire un homme, mais se rabat sur un malotru qui finit par l’agresser. À la fois graves et divertissantes, les nouvelles du recueil exercent notre lucidité face aux situations trop communes d’abus multiples. Bien que publiées à divers moments, ces histoires forment un ensemble cohérent, une sorte de lignée de femmes solidaires devant les injustices subies. Un recueil avec une dominance de noirceur et de cruauté qui provoque l’inconfort, mais qui a dit que la vie des femmes au XXIe siècle était confortable?

Photo : © Justine Latour

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