Il a été émeutier du temps de Lotta Continua, il s’est fait maçon, il est devenu écrivain. Erri De Luca a eu le cœur à gauche, le cœur à l’ouvrage et maintenant, depuis 1989, il boulotte dans la littérature. Insurgé à 18 ans, ouvrier à 28 ans, écrivain à 39 ans, le parcours est atypique.

Aujourd’hui, à 73 ans, Erri De Luca, auteur d’une œuvre considérable et, je crois, nobélisable, est demeuré l’un des plus humbles écrivains européens. Dans la modeste préface qu’il signe pour son entrée dans la collection « Quarto » (une brique bien titrée Itinéraires), il se présente ainsi : « Écrire n’a pas été un métier pour moi. Parce que je n’accumule ni compétences, ni expérience, je suis un débutant pour chacun de mes livres. » Il précise : « Écrire est le temps de fête de ma journée, ce n’est pas celui du travail. »

Longtemps, il a écrit de bonne heure, avant d’aller au boulot, sans jamais songer à se faire publier, il écrivait pour écrire, en solitaire, façon de se créer un éloignement, d’installer une distance, de ne se confier qu’à lui, jusqu’au moment où il décida de proposer un manuscrit à l’éditeur Feltrinelli pour que son père, malade, devenu aveugle, près de mourir, puisse être fier de lui en ayant dans ses mains un bouquin de son fils unique, son père qui avait nourri sa vie durant une passion pour les livres, ayant réussi à sauvegarder de la Seconde Guerre mondiale sa bibliothèque intacte, la pièce dans laquelle le petit Erri allait avoir son lit d’enfant entouré de rayonnages.

Né à Naples en 1950, Erri De Luca a résolument claqué la porte de la maison familiale pour aller à Rome en 1968, il avait 18 ans, il allait se lancer dans le sport populaire de l’heure, le lancer de pavés sur les forces de l’ordre. Dans Grandeur nature, son plus récent livre, il revient sur cette époque mouvementée — les anni di piombo — durant laquelle il a été une figure active durant neuf ans, devenant même (et c’est ironique) responsable du service d’ordre de l’organisation révolutionnaire Lotta Continua : « J’étais arrivé dans la capitale au cours de ces mois d’insurrection d’une jeunesse qui avait cessé d’être docile pour se consacrer à la critique de toute autorité », où « tout titre d’autorité était rejeté ».

Passées les années d’activisme à Lotta Continua, il va entrer chez Fiat pour participer aux luttes ouvrières. Sa vie de luttes politiques (durant laquelle il sera jeté en prison à quelques reprises) aura duré douze ans. Suivront dix-huit ans de vie ouvrière, une façon plus tranquille et moins dangereuse de vivre ses profondes convictions de gauche. Maçon en Italie, travailleur dans différents chantiers, chauffeur de camion, il mène une vie d’ouvrier solitaire et itinérant, travailleur sans qualifications, un bosseur, avec en secret (car que pour lui) ses heures réservées, préservées, où, dans ses cahiers noircis à la main, il écrit plein de choses, il en jette parfois, mais une œuvre se forme peu à peu et, lorsqu’en 1989 il publie une première fois pour se signaler à son père, les lecteurs découvrent, avec Non ora, non qui (Pas ici, pas maintenant, traduit en 1992 par Danièle Valin, sa fidèle et unique traductrice française), un écrivain au talent évident et sincère, aussi franc que naturel, avec lui nous entrons dans l’élégance de l’humilité.

Dans Pas ici, pas maintenant, c’est son enfance qu’il raconte, son père et sa mère ruinés par la guerre et vivant dans un quartier de Naples surpeuplé mais qui savent conserver dans la misère une dignité, une grâce de survie. Il écrit : « Durant des années vous avez, dans la pauvreté, résisté à la pauvreté. » Images, odeurs, cris des ruelles, la beauté de la vie simple que l’enfant (qui a une sœur cadette) a sauvegardée. Regardant des photos de cette époque d’après-guerre, il s’attarde sur le regard de sa mère attendant un autobus, sur l’attention de son père qui lit, le bateau qui va les emmener sur l’île d’Ischia où la famille a une cambuse sans eau ni électricité mais avec soleil et mer, dans la liberté sauvage des vacances. Magnifique livre de souvenirs et de souvenance.

Naples est là dans plusieurs de ses livres car, même si Erri De Luca a longtemps vécu en France où il s’était réfugié en 1982, la ville méditerranéenne est demeurée sienne à jamais. Dans Montedidio, le roman qui obtint le Femina étranger en 2002, c’est son adolescence de petit travailleur ayant tôt quitté l’école qu’il raconte; il est le confident d’un cordonnier juif, le protégé de son menuisier de patron. Tout ce quartier dit du « Mont de Dieu », Montedidio, grouille, juché sur la plus haute colline de Naples, la mer au bas, autour, au loin.

Dans Napolide (son néologisme pour « apatride de Naples »), Erri De Luca explique ce que représente la mer pour les Napolitains : « On reconnaît un peuple tellurique à la façon dont il regarde la mer : avec confiance. Chez nous, même démontée, elle est considérée comme une issue de secours. Face à l’incendie du sol et du ciel, unique salut : la mer. Même si les boyaux ardents de l’enfer se vident, la mer saura les arrêter. »

Erri De Luca est aussi un alpiniste. Dans Le tour de l’oie, que je découvre dans ce « Quarto », on peut saisir le point de départ de ce sport d’ascension qu’il a pratiqué souvent et longtemps. Je vous laisse sur ce souvenir : « Papa m’emmena sur le Vésuve, c’était l’hiver, il y avait de la neige. Mes chaussures se sont mouillées, la lumière me piquait les yeux. Il m’indiqua les noms de l’horizon, le mont Faito, Sorrente, Capri, Procida, Ischia, Misène. Le golfe était lisse comme une page de géographie. La hauteur était panoramique parce que de là-haut tout était loin. Il m’avait préparé: ce n’était ni un jeu ni une promenade. C’était la montagne, une puissance sérieuse. Du bord du cratère on voyait le fond, une faible fumée s’en dégageait qui n’arrivait pas jusqu’au nez. J’ai su pour la première fois que les montagnes sont à la portée des pas. »

Photo : © Robert Boisselle

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