Combien de gens hésitent à ouvrir ce livre? L’innommable tabou qu’est l’inceste effraie. À tous, je dis de lire ce livre. Pour contrer la stratégie d’évitement qui consiste à ne pas parler de viol d’enfants, mais surtout parce que ce récit est tout sauf rébarbatif et lourd. D’une saisissante beauté, Triste tigre évite ce que Neige Sinno craignait le plus, soit d’être lue à cause du sujet de son livre et non de sa qualité littéraire.

On entre sans jamais vouloir le quitter, ce récit sobre et direct mené avec virtuosité. La parole simple et complice de Sinno, d’une clairvoyance loin de toute esbroufe, raconte d’emblée les faits indicibles : les agressions sexuelles qu’elle a subies de l’âge de 7 à 14 ans et menées par son beau-père. « Comment un homme peut avoir une érection devant un enfant de sept ans à l’idée de ce qu’il va lui faire? », se demande-t-elle, osant ces mots tus dans les récits souvent elliptiques de l’inceste.

Sinno grandit au sein d’une famille de hippies néoruraux vivant dans une extrême précarité. Elle garde le silence au sujet des abus sexuels, sachant que si son agresseur est arrêté, sa mère tombera dans l’indigence avec quatre enfants et un salaire de femme de ménage. Au-delà des faits, Sinno entame une quête de vérité et construit par touches successives une étude sociologique, psychologique et philosophique de l’inceste n’épargnant aucune piste de compréhension. Elle fait dialoguer son récit personnel avec les représentations des tueurs en série, des extraits de Lolita et d’autres œuvres littéraires et récits d’inceste, revoyant les contes pour enfants, s’identifiant au Petit Chaperon rouge, à Boucle d’or ou à Alice au pays des merveilles. « D’ailleurs on sait ce qui leur arrive à ces gamines trop innocentes et trop délurées à la fois. […] L’innocence […], ce qui attire, c’est peut-être la possibilité de la détruire. » Sinno radiographie avec nuance l’étrange fascination que nous avons pour les monstres, la place si difficile à prendre pour une victime même quand elle sort du silence, l’ombre qui la suit toute sa vie. Au fil de ces pages poignantes et courageuses dédiées à la noirceur du terrible trauma, on trouve des éclats de lumière, la beauté d’une parole déliée qui se bat pour sa survie, pour ne pas tomber. Sinno s’abreuve de tout ce qui peut élargir le regard, résiste au mythe de la survivante sauvée par la parole ou la littérature. Il n’y a jamais de fin heureuse pour les histoires d’abus sexuels dans l’enfance, écrit-elle, « parce que ce n’est pas fini. Ni pour moi, ni pour vous, ni pour personne […] tant qu’un enfant vivra cela ». Celui ou celle qui écrit n’est pas sauvé parce qu’il parle, il est déjà sorti de l’enfer pour pouvoir le faire, nous rappelle Sinno.

À la fois délicate et tranchante, la prose de Sinno perce ce sujet épineux même si l’explication échappe à la raison: pourquoi donc un homme agresse une enfant? Éclairé par ses brillantes circonvolutions qui posent question par-dessus question et créent une toile aux mille ramifications, l’inceste reste un mystère; la vérité, inatteignable. « Ce texte n’est pas une confession. Il n’y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonge non plus. Mon espace à moi n’est pas dans ces lignes, il n’existe qu’au-dedans. » Par cette assertion qui rompt avec la longue tradition de la confession de Saint-Augustin et Rousseau, Sinno raconte que le seul journal intime qu’elle a écrit a été lu par son bourreau qui s’est plu en le lisant à entrer « plus à l’intérieur de sa tête ». La diariste brûlera son journal, se promettant de ne plus jamais fabriquer elle-même un « objet qui la rende si accessible, à la merci de n’importe qui ».

Formée dans le mensonge et la dissimulation, l’écrivaine raconte son impossible rédemption, même après avoir porté plainte à 17 ans contre son violeur, et la condamnation de celui-ci à neuf ans de prison. Le viol atteint bien au-delà de la sexualité de la victime les fondements mêmes de son être, nous rappelle-t-elle, mais malgré la tragédie, il y a chez Sinno de l’humour et une douceur qui refusent de se reconstruire dans « un nouveau mal ». « Comment faire pour s’élever à une plus grande puissance sans que cela tourne à l’oppression d’un autre? », pose-t-elle en finale de ce récit magistral. C’est dans la fiction qu’elle s’est construite, en accédant à quelque chose de plus grand qu’elle. Triste tigre confirme la grandeur de ce que peut la littérature face à l’abject.

Le tabou de la mère distante
Julia Kerninon visite un autre tabou persistant dans Sauvage : celui de la mère non entièrement dévouée à ses enfants. Ottavia Selvaggio, fille d’un grand chef cuisinier à Rome, devient cheffe à son tour, réhabilitant la place aux cuisines qui avait été enlevée aux femmes de sa lignée par une arrière-grand-mère ayant donné ses recettes aux hommes et fait dévier l’histoire. Ottavia met dans sa cuisine la révolte empêchée de sa mère, réinvente la cuisine en lui conférant des fonctions inusitées, transformée en levier pour réécrire l’histoire, en courroie de transgression.

Ottavia réinvente aussi la famille selon une configuration très peu habituelle. D’abord en couple avec son coéquipier cuisinier Cassio aux comportements erratiques, elle s’éprend ensuite de Bensch, un critique culinaire qui étudie la littérature. Ensemble, ils auront trois enfants, mais Ottavia vit d’abord pour le travail, sa passion, laissant son mari s’occuper de la maison et des enfants, à contre-courant de la représentation maternelle commune. La mère dévouée à son travail avant ses enfants demeure un grand tabou, on la trouve facilement ingrate et cruelle, mais elle existe, comme il existe toutes les sortes de mères, alors pourquoi ne pas les raconter aussi? Ottavia assume son côté sauvage et solitaire, se sent bien seulement dans une cuisine, dit que son absence sera une éducation pour ses enfants. Comme sa mère qui lui a donné «de l’espace, du champ, une place pour elle», Ottavia ne sera pas une mère fusionnelle mais plutôt distante. Combien de pères, avant elle, l’ont été? Porté par une écriture fluide au rythme soutenu, Sauvage présente une femme accro à « l’ivresse du travail », nous fait plonger avec une légère fantaisie qui n’empêche pas la profondeur dans la vie extrême des cuisines de restaurants. Kerninon use d’autodérision pour présenter cette femme rebelle et hors norme qui secoue avec bonheur notre conformisme.

Photo : © Justine Latour

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