Dans Une histoire d’amour et de ténèbres, son grand roman autobiographique publié à 63 ans, Amos Oz évoque « le rictus de satisfaction secrète » avec lequel ses parents n’avaient de cesse de lui rappeler qu’à 5 ans, venant d’apprendre l’alphabet hébreu, leur « Amosik » avait rédigé et punaisé une fiche où on lisait « Amos Klausner, écrivain ».

Et il le fut, en effet, l’un des grands de la littérature israélienne, le chef de file de la génération dite « de l’État », celle qui, née à Jérusalem de parents venus de Russie et de Pologne, a grandi quand se préparait la création de l’État juif via la résolution de l’ONU qui, en 1948, établissait un système à deux États qui allait fatalement mener à bien des guerres israélo-palestiniennes (d’Indépendance, des Six Jours, du Sinaï, « des pierres » — les Intifadas) et dont l’histoire n’est pas près de se calmer et encore moins de se régler. Tout va en s’aggravant sous le gouvernement Netanyahou, le plus vindicatif et le plus à droite de l’histoire de l’État d’Israël.

Enfant unique de parents lettrés (père bibliothécaire, historien de la littérature, mère professeure de lettres, grande lectrice), Amos Oz, au sortir de l’adolescence, à la suite des « ténèbres » vécues dans Jérusalem lors des attaques meurtrières et des guerres intenses entre les peuples juifs et arabes revendiquant à bon droit la même terre (Oz parlait non pas « de bons et de méchants » mais d’« un affrontement entre le bien et le bien », ce qui lui a valu bien des inimitiés des deux parts), s’est forcément trouvé dans le camp des plus forts, les plus armés, celui qui mène sans vergogne des occupations illégales de territoires arabes (et que le régime de Netanyahou intensifie), mais lui, Oz, mort en 2018, a toujours été partisan de la solution initiale des deux États vivant dans une sérénité acceptée, un monde apaisé; le compromis honorable. Il a toujours dénoncé l’implantation des colonies juives en Cisjordanie et il a été en 1978 l’un des fondateurs du mouvement « La Paix maintenant ».

À l’époque de la guerre du Vietnam, Oz avait astucieusement adapté le fameux slogan « Faites l’amour, pas la guerre! » pour en faire une version évoquant la question israélo-arabe : « Faites la paix, pas l’amour! »…

Écrivain subtil, âme généreuse, esprit ouvert, le cœur à gauche (le dramatis personae de ses romans est fait de gens aux vies simples, banales, chaotiques, tragi-comiques — sa grande influence étant celle d’un écrivain américain oublié, Sherwood Anderson, mais il y a du Tchekhov chez lui), Amos Oz s’est fait seul, entre un père malhabilement grandiloquent et une mère profondément mélancolique; c’est un enfant né dans la bibliothèque paternelle où il passa des jeux sur le tapis à la lecture de l’essentiel de la grande littérature universelle, mais dont la prime jeunesse fut bouleversée par le suicide de sa mère à 38 ans quand lui n’en avait que douze et demi.

Qui veut commencer à comprendre l’inextricable conflit historique et religieux entre Israéliens et Palestiniens doit absolument lire Une histoire d’amour et de ténèbres, son chef-d’œuvre paru en 2002, car tout y est : lui, né en 1939, ses ancêtres russes d’esprit européen, ses parents aimants et déçus de leur sort, les tantes et papis, ses amours naissantes (le premier avec sa maîtresse d’école), le pays d’Israël qui se fait, l’histoire du sionisme, ses raisons et ses origines, l’État créé dans la liesse et aussitôt dans le feu des armes, les nuits d’enfer, ses souvenirs d’enfance (la page sur le premier soulier que sa maman lui offrit est une merveille, il tenta de se le mettre sur la tête), le kibboutz où, deux ans après le suicide de sa mère, il décide d’aller vivre et travailler en communauté (il y restera plus de trente ans).

Sur un coup de tête, à 15 ans, il change son nom, Amos Klausner devient Amos Oz, Oz signifiant « force » et « courage » en hébreu, la seule langue — morte et ressuscitée — que ses parents lui apprirent. Il avouera plus tard, s’en s’excusant, que cette décision était l’équivalent de « siffler dans le noir ».

En 2011, lorsqu’Une histoire d’amour et de ténèbres est traduit en arabe, Amos Oz en fit parvenir un exemplaire à Marwan Barghouti, le leader palestinien incarcéré depuis 2004, avec cette dédicace : « Cette histoire est notre histoire, j’espère que vous la lirez et que vous nous comprendrez mieux, comme nous essayons également de vous comprendre. Avec l’espoir de pouvoir bientôt vous rencontrer librement et pacifiquement. »

Dans Judas, son dernier roman, Oz évoque un personnage obscur qui fut l’un des opposants à la création d’un État juif et qui fut démis de ses fonctions par Ben Gourion qui dirigeait la communauté juive de Palestine sous mandat britannique. Cet Abravanel croyait que le nationalisme juif apporterait le chaos et appelait à une seule communauté judéo-arabe. Il est un fantôme dans la maison où se déroule le roman. Sa chambre, intacte, sous clef, est sous la surveillance de sa fille Atilia.

Atilia, veuve (son mari tué lors de la guerre d’Indépendance de 1948), héberge un ami de son père, Gershom Wald, vieil intellectuel fantasque et diminué qui vit seul avec elle dans une maison caverneuse de Jérusalem. Répondant à une annonce, un étudiant, Shmuel Asch, arrive un jour pour tenir compagnie au vieil homme, devant converser avec lui de 17 à 22 heures, logé, nourri, payé. Cet étudiant de 25 ans — hypersensible, exubérant, la larme facile, le cœur fragile — vient d’être plaqué par sa copine, il a dû abandonner ses études à la suite de la faillite de l’entreprise paternelle, son mémoire sur « Jésus dans la tradition juive » est en panne (il tente de soutenir que Jésus était Juif et Judas son plus fidèle ami). La vie qu’il entreprend là, installé dans un grenier, durera les trois mois d’hiver de 1959.

Wald est un vieux forcené, le jour il passe des heures au téléphone à s’engueuler avec des amis qu’il n’a pas vus depuis des lustres, le soir il s’entretient avec Shmuel, à satiété et avec érudition. Atilia parfois rôde, taiseuse, dans la quarantaine, secrète. Shmuel vivote entre les palabres nocturnes du vieux et les apparitions envoûtantes d’Atilia envers laquelle il va développer la flamme d’un désir qui l’obsédera grandement avant, le printemps venu, de repartir il ne sait où…; c’est un vieil enfant déçu.

Merveilleux roman d’une ambiance fiévreuse où il ne se passe presque rien mais où tout boulègue.

Photo : © Robert Boisselle

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