Poète et romancière, Hélène Dorion ajoute une corde à son arc avec la présentation d’un premier opéra qu’elle a coécrit avec son amie, feue Marie-Claire Blais. Les deux femmes de lettres ont voulu représenter à la scène une partie de la vie de l’écrivaine française Marguerite Yourcenar (1903-1987) pour qui elles éprouvent une grande admiration et avec qui elles partagent des similarités au niveau notamment de la sensibilité et du rapport à l’écriture. La concrétisation de Yourcenar – Une île de passions a eu lieu dans les salles de Québec et de Montréal en juillet et en août 2022. En parallèle, le livre Yourcenar - Une île de passions : La création d’un opéra a vu le jour. Plus qu’un simple compte-rendu des étapes ayant conduit à l’accomplissement du projet, ce livre, où l’on peut retrouver l’intégralité du texte de Dorion et Blais, révèle la démarche et l’engagement d’artistes, du compositeur aux interprètes en passant par les concepteurs, au service de la grandeur et de la beauté.

Comme vous l’expliquez dans votre avant-propos, le projet de l’opéra Yourcenar – Une île de passions est tissé de rencontres et exprime, au-delà de la vie et du travail de Marguerite Yourcenar, ce qui sous-tend le geste de création, l’amène à se déployer et le convoque jusqu’à son aboutissement. De l’écriture de l’opéra qui s’est construite à quatre mains avec votre amie Marie-Claire Blais, à l’élaboration et à la mise en œuvre du spectacle, puis à la confluence avec le public, qu’est-ce que cette expérience de collaboration a modifié dans votre propre démarche artistique?
Il est sans doute trop tôt pour que je puisse mesurer ce que cette aventure de création m’aura apporté, et ce, tant humainement que dans ma démarche artistique. Mais il est évident qu’écrire avec Marie-Claire a été une expérience forte et déterminante à plusieurs égards. Échanger avec elle durant le processus, être à ses côtés et assister en quelque sorte au déploiement de son élan créateur; c’est un immense privilège que j’ai vécu ces dernières années, en plus du lien quotidien que nous avions, et qui a permis l’approfondissement de notre amitié. En outre, je dirais qu’écrire avec Marie-Claire a induit, à mon insu, une nouvelle fluidité dans mon écriture. J’ai été saisie par ce mouvement puissant d’aller devant sans regarder derrière, au moment de l’écriture. Cela s’est d’ailleurs déjà manifesté lorsque j’ai écrit mon roman, Pas même le bruit d’un fleuve, autour de 2018, alors que Marie-Claire et moi étions au travail pour l’opéra. Je me suis laissé guider par cette impulsion de l’écriture, de telle sorte que je n’ai relu mon texte que quelques mois après avoir terminé la première version, comme si je voulais rester dans cet élan qui crée aussi une sorte de détachement avec le résultat, parce que l’état est si intense qu’il importe au-delà de tout.

J’ajouterais que l’expérience de création de cet opéra, mis en scène par Angela Konrad et en musique par Éric Champagne, a été l’occasion de dialogues artistiques. Mon travail d’écrivaine est essentiellement solitaire, alors l’interaction qui sous-tend le déploiement d’un texte à travers le travail créateur d’autres artistes constitue une autre expérience pour moi. Quant à la rencontre d’une œuvre avec le public, c’est toujours un moment magique, que ce soit par un livre ou un spectacle, et je le vis comme un privilège et une joie profonde.

D’emblée, je dirais de Marguerite Yourcenar qu’elle a assumé en tous points sa singularité, et tant sa vie que son œuvre la définissent comme une femme pour qui la liberté est un élément fondateur.

Votre opéra possède un bel équilibre entre une forme épurée et un contenu riche qui nous dirige vers cette « soif, [ce] désir impérieux d’étreindre la beauté ». Comment s’est déroulé le processus d’écriture de l’œuvre?
À partir du moment où Marie-Claire m’a proposé de se joindre à moi pour ce projet d’opéra, nous nous sommes partagé la lecture des œuvres de Yourcenar et de certains ouvrages biographiques. Nous devions alors cerner des tensions opératiques, puisqu’un libretto est bien sûr très différent d’un roman ou d’un essai. Après ces lectures, nous avons discuté de ce qui se dégageait de la vie et de l’œuvre de Yourcenar, et avons retenu un certain nombre d’éléments qui apparaissent chez elle comme des paradoxes. Nous avons donc mis en évidence les moments forts de sa vie, et créé un arc dramatique qui va de sa rencontre avec Grace Frick, sa compagne durant plus de quarante ans, à la mort de Jerry Wilson, son dernier compagnon.

Marie-Claire et moi voulions écrire de manière simple et transparente, comme vous le soulignez, de telle sorte que la musique, les voix, la mise en scène, en fait tout ce qui allait venir s’ajouter par la suite, pourraient s’y intégrer naturellement. Il s’agissait alors pour nous de faire tenir une densité de propos dans une forme limpide. Le synopsis détaillé auquel nous avons beaucoup travaillé en amont nous a apporté une liberté qui a fait en sorte que nous avons écrit le livret de manière épurée, comme nous le souhaitions.

Si vous deviez esquisser en quelques lignes l’essence de Marguerite Yourcenar, qu’il soit question de la femme autant que de l’artiste, quel portrait en feriez-vous?
D’emblée, je dirais de Marguerite Yourcenar qu’elle a assumé en tous points sa singularité, et tant sa vie que son œuvre la définissent comme une femme pour qui la liberté est un élément fondateur. Pleinement engagée dans l’acte de créer, elle est aussi une avant-gardiste ouverte à toutes les cultures, qui a lu à la fois Henry David Thoreau, la Bhagavad-Gita, les Grecs et Mishima. Yourcenar est une pacifiste, elle a milité contre les injustices sociales et raciales, et c’est aussi une écologiste engagée. Elle a d’ailleurs prononcé, en 1987 à Québec, une conférence consacrée au droit à la qualité de l’environnement qui a conservé toute son actualité. Elle disait notamment que la détérioration de la nature et de la terre entraînerait une dégradation psychologique de l’humain et de la vie sociale, ce qui, on doit bien le constater, s’est avéré tout à fait juste.

En même temps, Yourcenar est un être de paradoxes, habitée par des dualités qu’elle cherche davantage à laisser coexister qu’à supprimer. Je pense par exemple à la discipline et à la stabilité qui lui étaient nécessaires pour accomplir son œuvre, et d’autre part à ses aspirations d’aventurière qui aime le voyage et la découverte de diverses cultures. Plutôt que de faire des forces antagonistes une source de conflit, elle a su laisser vivre toutes les parts d’elle-même, cette multitude de moi qui habite aussi chacun de nous. Chez Yourcenar, tout peut se rencontrer, et jusque dans son œuvre où elle conjugue le passé et le présent, où le roman constitue aussi une réflexion sur la condition humaine et sur le monde, sans rien sacrifier d’une attention sensible au travail de la langue. C’est entre autres cette manière d’assumer pleinement sa liberté de femme et d’écrivaine qui nous a intéressées, Marie-Claire et moi.

Pour moi, l’écriture est une manière de chercher à convertir les ombres en clarté.

Investissement et transformation sont les mots qui me viennent à l’esprit pour qualifier le travail de Marguerite Yourcenar, de Marie-Claire et le vôtre; s’investir dans l’écriture en ayant la croyance qu’elle est un puissant outil de prise de conscience pouvant mener à des transformations individuelles et collectives. En forant davantage l’œuvre de l’écrivaine, avez-vous découvert des points communs, des affinités entre votre propre rapport à l’écriture et celui de Yourcenar?
Au départ, Marie-Claire et moi savions que nous avions de profondes affinités avec la démarche de Yourcenar, avec sa quête de beauté, son exploration de la condition humaine. Nous étions aussi en résonance avec sa vie, notamment avec sa perception de l’amour qui n’a rien de normatif. Son engagement dans l’acte de créer et son choix de se consacrer à la réalisation de son œuvre sont très proches de nous. Ce que vous mentionnez quant à cet investissement dans l’écriture est juste. Et sans doute partageons-nous cette croyance dans la capacité de l’art à participer au déplacement de soi, ce mouvement intérieur qui invite à la transformation intime et collective. Marie-Claire et moi étions également très sensibles au militantisme de Marguerite Yourcenar et à sa vision orientale du monde qui l’amène à intégrer ce qui est, sans rien exclure. Nous avons d’ailleurs mis en lumière cet aspect dans notre livret. Quand tout existe et que tout est possible, nous sommes en poésie. L’univers de Yourcenar, tant sa vie que son œuvre, en témoignent.

De manière plus personnelle, je dirais que depuis le décès de Marie-Claire, je découvre d’autres points de convergence entre Marguerite Yourcenar et elle, ce qui est très émouvant, et mon projet est en quelque sorte devenu pour moi un hommage à deux femmes artistes exceptionnelles, dont l’œuvre ne cessera jamais d’éclairer le présent.

Marguerite Yourcenar était aussi une femme impliquée dans sa société et même au-delà, elle portait en elle une profonde humanité, elle dénonçait toute forme d’injustice et avait déjà développé une grande lucidité quant au devenir de notre planète. Est-ce qu’un ou une artiste, par le truchement de son art, l’éveil qu’il est susceptible de susciter et la tribune dont il dispose, se doit d’être engagé?
Je ne pense pas qu’un ou une artiste puisse contourner le tumulte actuel du monde, et ce, peu importe la manière dont son œuvre y fait écho, que ce soit en reflétant ses violences et sa dureté comme à travers un miroir, ou encore en y répondant par ce qu’Anne Dufourmantelle nommait la puissance de la douceur, cette action multiforme, énigmatique et qui, aujourd’hui, pourrait faire figure d’acte de résistance.

Si Yourcenar a milité contre les injustices sociales, elle a en outre adressé d’innombrables lettres au gouverneur de son État pour protester contre la guerre, et s’insurger contre les mauvais traitements infligés aux animaux et au vivant en général. Elle contactait aussi dans son travail la mémoire, sans pour autant renoncer à être attentive à tout ce qui se passait autour d’elle. Il y a différentes manières pour l’écrivain·e de faire dialoguer les choses brutales et chaotiques de notre temps et d’éclairer ainsi un monde où l’amour, la liberté, la justice et la beauté ne doivent jamais cesser d’avancer.

C’est un privilège de disposer d’une tribune. L’engagement de l’artiste peut donc emprunter des formes diverses, mais je crois que les glissements dans lesquels notre société est entraînée, de même que la fragilité de la vie humaine demandent à chacun de porter une parole qui témoigne d’une volonté de transformation, que cette parole soit publique ou intime, d’ailleurs.

Pour moi, l’écriture est une manière de chercher à convertir les ombres en clarté. Elle accentue et apaise tout à la fois la faille d’où elle provient. Éveilleur, ou simplement veilleur, l’écrivain·e pointe un horizon qui atteste la possibilité même de le réinventer, et aussi de le réenchanter.

Photo d’Hélène Dorion : © Maxyme G. Delisle

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