Maude Veilleux : Dix ans de poésie
Les éditions Marchand de feuilles réalisent un rêve en publiant Les choses de la lumière, une anthologie de poèmes de l'incontournable autrice Maude Veilleux, ouvrant sur cinquante inédits. Depuis dix ans, Maude Veilleux aura su renouveler la poésie, à l'écrit, sur scène, en ligne, sans ambages, s'élevant au rang de figure de proue de ce genre au Québec. « Il y a quelque chose qui tient de la politique de l'extrême honnêteté dans l'écriture de Maude Veilleux », peut-on lire dans l'Anthologie de la poésie actuelle des femmes au Québec, 2000-2020. Scellé d'une magnifique couverture d'Isabelle Toussaint, Les choses de la lumière renferme les recueils parus initialement aux Éditions de l'Écrou Une sorte de lumière spéciale, Last call les murènes et Les choses de l'amour à marde.

Dans Les choses de la lumière, on retrouve des thèmes ayant traversé d’autres de tes œuvres, comme l’ennui, la détresse, la revendication, la collectivité, les faux-semblants. Cette fois-ci, on sent combien ton écriture canalise une grande colère. En avant-propos, tu la nommes, cette colère. Qu’est-ce qui a allumé l’étincelle chez toi pour la création de ce recueil?
Plusieurs poèmes de la première partie du livre ont été écrits juste avant ou pendant la pandémie. À ce moment-là, j’étais dans une période assez sombre. J’avais perdu l’élan trouvé lors de l’écriture d’Une sorte de lumière spéciale, mais je devais continuer à travailler. Je naviguais entre la frustration et l’épuisement. Plus on avance dans cette section, plus on voit apparaître des bribes d’espoir. Il y a quand même toujours un regard curieux sur le monde, mais qui parfois s’épuise devant le chaos.

En retravaillant les textes, je pense que j’avais une vision de l’esthétique que je voulais créer. Je désirais une densité, mais avec de l’organique.

Sur le campus de l’Université de Montréal, il y a cette sculpture de Robert Roussil que je trouve très forte, et qui représente bien ce que j’imaginais. J’ajouterais juste une colonie de cochons d’Inde et une fontaine de fluides corporels.

Dans un entretien livré à Dominic Tardif en 2019 (Le Devoir), tu indiquais que tu aimerais « que tes poèmes soient des bombes1 ». Ta poésie regorge de références à ta posture de poète, de même qu’à tes origines. On pourrait d’ailleurs te dire poète d’avant-garde, certainement. Quelles sont tes aspirations les plus chères dans l’acte d’écriture?
J’ai beaucoup travaillé sur mes attentes dans les dernières années. Comme j’ai une facilité à inventer des scénarios et à rêver, il m’arrive d’être déçue. J’idéalise le monde. Ce que j’imagine est nécessairement mieux que le réel. Donc, la gamme de possibles déceptions est large : mon souper, mes nouvelles sandales, la plage, un film, une nouvelle collaboration, etc. Alors, je me concentre sur l’expérience, le processus. J’essaie d’aimer écrire, d’aimer lire, d’aimer exercer mon métier, mon art. Je garde mon attention sur le présent.

Mon aspiration la plus chère : continuer de trouver de nouveaux territoires qui me garderont active et curieuse.

Moi-même originaire de la Beauce, j’ai souvent entendu le dicton : Tu peux sortir la fille de la Beauce, mais tu ne sors pas la Beauce de la fille. Cela fait dix ans que tu explores ta Beauce natale dans ton œuvre. En 2016, dans Last call les murènes, ton 37e poème ouvre sur : « tuer/une bonne fois pour toutes/la fille de la Beauce2 ». Est-ce qu’on peut sortir la Beauce de la fille? Après cette décennie de poésie, quelles boucles fermes-tu? Quelles sont celles qui s’ouvrent?
La question des origines est souvent fondamentale dans le travail artistique. Pas toujours, mais la matière natale demeure une source. Je n’y échappe pas, et ça me va. Je pense que je n’évolue pas beaucoup quant aux thématiques qui m’intéressent. Je garde les mêmes fascinations, somme toute le même regard sur la vie, les mêmes inclinations. C’est davantage au niveau de la forme que je sens des transformations. Ces changements prennent naissance dans mon désir d’exploration du médium, mais aussi dans la réalité matérielle de mon travail et les contextes de création. J’ai très peu lu en public dans les dernières années, donc j’ai pu écrire des poèmes qui n’ont pas besoin d’être performés sur scène, qui ne prennent pas en considération le souffle ou l’articulation ou l’élocution. Des poèmes loin de la bouche.

Aussi, mes conditions de vie se sont améliorées, et, grâce à cela, j’ai réussi à trouver un rapport plus sain, moins destructeur à l’acte d’écrire. De ça, je suis très heureuse.

« il y a une chose de la lumière
que le poème ne pourra jamais dire
que rien ne rend3 »

Tu écris beaucoup au « je », mais tu dis aussi « tunousvous4 », abordant des sujets comme la mondialisation, le capitalisme, le néant, la mort, la nature, l’existence online et celle présentielle. Parmi toutes ces choses qui existent, quelles sont celles que tes poèmes peuvent toujours dire? Lesquelles préfères-tu exprimer?

En ce moment, ce serait les idées qui semblent prendre naissance dans l’intestin grêle. Des idées en digestion, encore incomplètes. J’ai souvent été dans des formes d’énonciation très affirmatives. Presque des slogans. Maintenant, j’accorde davantage d’importance à la tentative, à la matière en transformation. Donc, des choses de l’entre-deux.

Je pense que la poésie est le médium qui offre le plus grand éventail de possibles : on peut aller de « je veux une pomme » à « pfff gluc gluc chouin ». C’est quand même fantastique comme possibilité d’expression et de recherche. C’est aussi une réponse qui montre que je suis un peu biaisée. Je crois encore que certains phénomènes échapperont toujours aux jeux du langage. Je pense que c’est pour cette raison que j’aime les pratiques multidisciplinaires. La danse peut certainement à des endroits où la littérature ne peut pas.

« c’est juste ça un poème
c’est une feuille qu’on plie en quatre
pour la ranger dans sa sacoche5 »

Si tu avais à choisir un seul poème à ranger dans ta sacoche, lequel serait-ce?
Pas facile, pas facile! Je prendrais celui d’un.e autre. Probablement un poème de Fred Dumont parce que c’est le meilleur poète.

Mais si je dois absolument en choisir un de moi, j’irais avec celui-ci :

je regarde la nature
assurément je la regarde
du balcon j’observe la colonie d’oiseaux installée dans le mur de la galerie nicolas robert – je me questionne sur leurs rites funéraires; des carcasses je n’en vois jamais alors j’imagine les murs plein d’os et de becs en décomposition – les plumes les coquilles d’œufs – à l’intérieur les expos défilent et tout le monde s’habille peut-être chez cos ou ssense et les employé.es ne se doutent pas qu’au moment où iels reculent leur chaise et déposent leur tête sur le mur après un zoom call éreintant que c’est sur le tombeau des moineaux domestiques qu’iels se rechargent l’énergie

Cette année, tu as fait paraître également ghost chez Bouc Productions, un recueil écrit lors d’une résidence poétique réalisée à Joliette en 2022. Pourrais-tu nous en révéler plus ta démarche d’écriture et le sujet au cœur de ce projet?
Les résidences sont des séjours plus ou moins longs qui servent habituellement à se concentrer sur un projet donné. Elles sont courantes dans l’organisation du travail des artistes. Dans ghost, j’explore toute l’angoisse de la résidence de création qui pour moi prend majoritairement la forme de la peur de l’obscurité, de la solitude et d’une certaine inquiétude à la production. Le fantôme devient l’objet central de toutes ces anxiétés. Le monstre sur qui tout est projeté.

Même si on discute souvent du travail fait lors d’une résidence, on parle rarement du processus en lui-même. Du quotidien, des rencontres, des circonstances. J’aime contextualiser, relier les conditions d’accueil aux œuvres. J’ai déjà fait une résidence où le réseau Internet ne fonctionnait pas. Environ aux deux jours, je devais marcher jusqu’au centre-ville pour acheter des données au dépanneur. Mes poèmes ont fini par se transformer en poème de jambes.

ghost, c’est aussi le livre de la réconciliation et de l’émerveillement. J’en parle un peu dans la préface. Ç’a été une merveilleuse expérience de reconnexion à l’écriture. Maintenant, j’adore la ville de Joliette.

Photo : © Justine Latour

Citations
1. Maude Veilleux inscrit au début de son recueil Une sorte de lumière spéciale une citation de Ben Lerner (The Hatred of Poetry) : « avant-garde poets hate poems for remaining poems instead of becoming bombs. »
2. Les choses de la lumière, Maude Veilleux, Marchand de feuilles, 2023, p. 194.  
3. Ibid., p. 142.
4. Ibid., p. 111.
5. Ibid., p. 78.

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