Émile enfile 29 heures de route en Winnebago pour rejoindre une ancienne flamme et constater que la magie n’est peut-être plus au rendez-vous; Simone part à Bucarest pour prouver aux autres qu’elle a une vie; une jeune publicitaire quitte son emploi après avoir essayé tant bien que mal de s’adapter aux lois de la jungle jusqu’à s’y perdre; un homme sabote sa vie amoureuse par crainte de dévoiler sa vulnérabilité. Les douze nouvelles qui composent Pas besoin de dire adieu (Boréal), premier recueil qui témoigne du talent indéniable de son autrice Marie-Sarah Bouchard, explorent la question de la fuite, celle qu’on prend sur un coup de tête, comme celle qui trace tranquillement, et parfois même malgré nous, sa ligne de départ.

Les personnages des nouvelles réunies dans votre recueil Pas besoin de dire adieu sont tous en partance, propulsés vers l’envie d’un nouveau départ qui donnerait à leur vie une forme inédite. Chacun et chacune possède ses raisons d’agir, mais si on essaie d’identifier un dénominateur commun, comment qualifieriez-vous leur quête?
Mes personnages sont comme tout le monde : ils sont en quête de bonheur. Ce qu’ils ont de particulier, c’est peut-être l’idée commune que le bonheur est ailleurs, qu’ils seront mieux dans une autre relation, un autre emploi, un autre lieu.

Par ailleurs, vos protagonistes sont fréquemment déçus par les changements opérés qui les ont, en définitive, éloignés un peu plus d’eux-mêmes. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le thème de la désillusion?
Cette question complète bien la précédente. En fait, je m’intéresse à ce qu’il y a au bout de la fuite. Peut-on vraiment trouver le bonheur comme ça, simplement en prenant ses jambes à son cou? Ou n’est-ce qu’un mirage? Après la frénésie du départ, on en vient inévitablement à se demander ce qui viendra ensuite. Et le plus souvent, la question ne trouve pas de réponse. « Arrivé à destination de la fuite, il n’y aura que le vide d’un horizon disparu1 », dit l’auteur Thierry Pardo dans un essai intitulé Petite géographie de la fuite. Ce thème de la désillusion, c’est un peu celui d’une génération qui glorifiait le voyage comme mode de vie et les relations qu’on swipe à gauche ou qu’on ghoste lorsqu’on en a marre.

Vos histoires sont ancrées dans une réalité très actuelle et votre écriture, marquée par une clarté limpide et une grande fluidité, n’exclut en rien la complexité et la profondeur de vos personnages. L’art de la nouvelle, que de toute évidence vous maîtrisez avec éloquence, semble reposer sur une alchimie très délicate. Quels sont les ingrédients nécessaires à la construction d’une nouvelle réussie?
Je ne prétends pas le savoir! Je ne peux que parler de mon processus d’écriture à moi, et je suis certaine que plusieurs nouvellistes ont une façon de travailler très différente. Personnellement, j’aborde l’écriture d’une nouvelle en récoltant d’abord toutes sortes de petites réflexions sur le thème qui m’intéresse. Ça fait en sorte que la nouvelle se bâtit sur des points précis, des choses qui me paraissent essentielles à dire, et je m’en tiens plus ou moins à elles quand je développe ensuite mon histoire. Je n’ouvre pas un document Word en voyant où mes mots me guideront; il y a plutôt une réflexion en amont qui me permet de raconter quelque chose de très concis, qui va droit au but.

D’ailleurs, j’ai écrit ces nouvelles en fragments, des petits paragraphes qui évoquent chacun quelque chose. J’ai travaillé la brièveté dans la brièveté.

De façon concrète, il n’y a pas d’événement bouleversant qui contraint vos personnages à emprunter une avenue différente. Cela se fait de manière subtile; petit à petit, ils en viennent à être confrontés à des choix qu’ils prennent consciemment ou malgré eux. Qu’est-ce qui vous amène à privilégier les spécificités du détail plutôt que les virages radicaux?
Je voulais raconter des fuites qui proviennent d’un choix personnel, des départs que l’on doit assumer, dont on porte l’entière responsabilité, plutôt que des changements de trajectoires qui auraient été imposés par des éléments extérieurs. C’est peut-être pour ça que mes nouvelles racontent des histoires plutôt intimes, des changements de cap psychologique plus que de grandes aventures sur la route, par exemple.

Les hommes et les femmes de vos nouvelles désirent surtout aller autre part pour échapper à une situation. Pourquoi ont-ils pris le chemin de l’esquive?
C’est un peu de l’ordre du fantasme ou de la curiosité d’écrire là-dessus. Pour ma part, j’ai un grand sens des responsabilités, je prends les miennes à cœur, je baigne dans la charge mentale au quotidien. En écrivant mon livre, j’ai eu envie d’explorer ce qui se passe quand on perd le sens du devoir, quand on agit par égoïsme. Si mes personnages prennent la fuite, c’est, comme vous le dites, pour échapper à une situation. Ça peut être vu comme du courage ou comme de la lâcheté, mais en fait, j’ai essayé de faire vivre ces personnages sans les juger.

Photo : © Thibault Carron

1. Petite géographie de la fuite : Essai de géopoétique, Thierry Pardo, Les éditions du passage, 2015, p. 28.

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