Déjà deux des romans de Jean-Philippe Baril Guérard ont été adaptés à l'écran, en télésérie sur Séries Plus : Manuel de la vie sauvage et Haute démolition. Maintenant, l'auteur foulera lui-même bientôt les planches de théâtres! Ce ton franc et mordant qu'on connaît de ses œuvres, on le retrouve aussi dans sa pièce parue en mai dernier, Vous êtes animal. Ayant fait l'objet d'un travail laboratoire et d’une lecture au Festival du Jamais Lu 2016, cette pièce a pris la forme d'une création du Théâtre PÀP, compagnie résidente du Théâtre de Quat’Sous. Ce projet débutera sa tournée au Québec à compter du 14 novembre 2023. Pour en connaître les dates, rendez-vous ici.

Dans Vous êtes animal, on retrouve des animaux et personnages bien réels. Le pinson de Darwin (ou des Galápagos), le dendrobate doré… L’intrépide documentariste que vous y incarnez y rencontre entre autres Marie-Louise Arsenault aux côtés de Charles Darwin qui s’entretient pour sa part avec Simon Boulerice, Guy A. Lepage, Jimmy Kimmel, pour ne nommer que quelques-unes des personnalités. Or, « le vrai pis le faux chantent en harmonie1 ». Dites-nous en plus sur cette pièce de théâtre documentaire.
Dans beaucoup de mes œuvres, je me suis amusé à jouer avec les effets de réel pour rendre la portion de fiction encore plus crédible, pour aider le lecteur ou le spectateur à suspendre son incrédulité. C’est aussi la raison pour laquelle je fais beaucoup de recherche pour l’écriture de mes romans : l’environnement dans lequel je place mes personnages, je le considère comme un décor, et plus ce décor est photoréaliste, en quelque sorte, plus j’ai l’impression qu’il est facile de croire aux personnages qui l’habitent.

Dans le cas particulier de Vous êtes animal, où il question de vérité, de mise en récit, de spectacle, de manipulation, je voulais créer une sorte de poupée russe de mensonges pour servir mon propos. J’ai utilisé une forme théâtrale, celle du documentaire, traditionnellement associé au « réel ». Comme spectateur, j’ai tendance à baisser ma garde et à avaler les paroles d’un interprète qui entre seul sur scène et se présente sans artifice en annonçant qu’il va nous présenter le fruit de ses recherches. J’avais en tête toute la démarche de Porte-Parole, avec des spectacles comme J’aime Hydro, Seeds, et Sexy Béton, ou du Projet Laramie. D’emblée, en empruntant cette forme, je signale au public que je suis venu lui dire « la vérité »… mais ironiquement, tout est une fabrication. La proposition du spectacle est un oxymore : j’entre sur scène et je mens pour parler de vérité.

L’idée de faire vivre dans mon récit des personnalités réelles, issues de notre monde médiatique, s’est inscrite dans cette démarche de brouiller encore plus les frontières entre le réel et le fictif, de déjouer et de dérouter le spectateur. C’est aussi un raccourci : dans une pièce d’une heure trente-cinq minutes où tout va à vitesse grand V, emprunter la personnalité d’un animateur connu comme Jeff Fillion ou Guy A. Lepage permet de partir sur des bases communes avec le spectateur. Ça va plus vite, ça confond le spectateur, et ça recèle aussi un bon potentiel comique. Ça contribue également à l’esthétique du théâtre documentaire.

On lit une critique du discours médiatique – qui peut déraper jusqu’à une « réinformation » qui n’en est pas une ou même au mensonge – autour d’une œuvre, d’une découverte scientifique, d’un auteur, également pris en tant qu’individu. Qui est ce personnage contemporain nommé Charles Darwin? Par ailleurs, d’où le titre Vous êtes animal revêt-il sa symbolique?
Vous êtes animal, pour moi, c’est le jugement que porte Charles Darwin sur l’environnement médiatique dans lequel il est catapulté : peu « adapté » à ce nouvel environnement, pour reprendre ses mots, il est terrorisé par la sauvagerie dont peuvent faire preuve certains intervenants et membres du public.

Pour ce qui est de Darwin lui-même, mon intuition de départ était de créer un personnage hautement intelligent, mais incompétent dans la joute médiatique nécessaire pour que quiconque, de l’artiste au politicien au scientifique, arrive à faire percoler ses idées dans l’imaginaire collectif. C’est pourquoi j’ai voulu prendre une vérité scientifique admise par presque tout le monde (j’insiste sur le presque, car travailler sur cette pièce m’a fait réaliser que l’évolution est beaucoup plus contestée qu’on le croit!) et imaginer un monde dans lequel elle est tout à fait nouvelle, pour faire réfléchir le spectateur à sa propre ouverture, ou fermeture, aux idées nouvelles. Ça m’a mené à imaginer un monde parallèle dans lequel la science de l’évolution a peu évolué depuis Jean-Baptiste de Lamarck, un exercice de pensée assez exigeant et divertissant.

Entre le début de l’écriture de la pièce et sa production, la crédibilité de la science a été écorchée, notamment à cause de la pandémie. Ce qui me paraissait être une satire très exagérée s’est malheureusement révélé être un peu trop près de la réalité à mon goût. Le personnage de Darwin incarne cette difficulté pour la pensée scientifique de circuler dans les médias : la brièveté, le spectaculaire, l’engagement requis par nos modes de communications actuels n’offrent pas la nuance requise pour la pensée scientifique. Toute la courbe de Darwin repose sur ce pacte avec le diable requis pour disséminer sa pensée, qu’elle soit scientifique ou autre : à quel point dois-je simplifier, au point de travestir, afin de rejoindre un plus grand public?

Cette idée de donner « le meilleur show », aussi présente dans Haute démolition, traverse ce livre. L’éditeur américain de Charles Darwin y indique les controverses et les appels à la censure comme des indicateurs de la pertinence d’un auteur de nos jours. Il renchérit sur ces gens qui meurent sur leur sofa devant Netflix : « Everybody wants their attention, it’s the most prized resource of our times2 ». Est-ce que la littérature peut encore voler le show? Quand on pense au personnage de Finch qui dit que « le monde lit plus3 », ouf!
Dans les médias, depuis quelques années, un mot-clé sur lequel tout le monde obsède est celui du « storytelling », de la mise en récit. On l’emploie aussi en marketing, en négo, en politique. Les faits ne suffisent plus : il faut les utiliser afin de tisser un arc narratif cohérent, mais surtout engageant.

Parallèlement, j’ai l’impression qu’on assiste à un effacement des frontières (et de la hiérarchie) entre différents médiums : tout est devenu contenu, de la série télé au roman à la biographie à la story à l’article au balado au jeu vidéo. Cette interaction constante entre les médiums est idéale pour cette obsession de la mise en récit : chaque événement, de la sortie d’un film à une déclaration maladroite de politicien à un acte de vandalisme médiatisé, provoque une cascade de cercles excentriques, comme une pierre qu’on lance à l’eau. L’élément déclencheur fait couler de l’encre, bien sûr, mais l’histoire continue de s’écrire sur plusieurs autres plateformes, via les commentaires, les mèmes, les thinkpieces, les analyses, la posture d’avocat du diable. Pour citer Bo Burnham, tout phénomène public provoque « the backlash to the backlash to the thing that’s just begun ».

Ceux qui arrivent à tirer leur épingle du jeu sont ceux qui ont la chance d’avoir un contenu qui est publié au bon moment, parce qu’il s’inscrit dans, ou qu’il cristallise, un enjeu social actuel… ou, s’ils sont très habiles, ceux qui arrivent à imposer leur propre arc narratif.

Je pense donc que la littérature peut encore très bien voler le show, et elle y arrive régulièrement, mais je ne crois pas qu’on peut, aujourd’hui, apprécier un roman dans un vacuum, de manière purement indépendante. Comme un fil Twitter, il faut le recontextualiser : à qui, à quoi répond le livre? Qu’a dit son auteur en entrevue? Les auteurs qui arrivent à créer des phénomènes littéraires, aujourd’hui, le font la plupart du temps en participant, consciemment ou non, à ce phénomène. Pensons au dernier Beigbeder, ou à Vanessa Springora. Bret Easton Ellis le fait lui-même depuis longtemps, Houellebecq aussi. Ce n’est pas un problème pour moi : j’aime que le livre soit un élément d’une discussion plus large. Je comprends cependant que ça ne plaît pas à tout le monde non plus.

« Du moment qu’une idée est énoncée, elle appartient plus à son créateur. Elle a sa vie propre. Elle évolue plus selon l’intention de son créateur, mais plutôt selon la sensibilité de ses lecteurs.4 » Que diriez-vous au sujet de cette vie propre que mènent vos livres après leur parution? Si vous aviez à défendre vos idées, jusqu’où seriez-vous prêt à aller?
J’ai plusieurs fois été choqué de certaines interprétations de ce que j’ai écrit, entre autres parce que je me suis souvent amusé à explorer à travers mes personnages le contraire absolu de ce que je pense, et que j’étais surpris de voir des lecteurs ou spectateurs présumer que j’étais aligné idéologiquement avec mes personnages.

J’essaie évidemment d’orienter cette lecture, de la recadrer, mais mon pouvoir est limité, et je ne peux pas m’attendre à ce que tous mes lecteurs aient lu tout ce que j’ai pu dire sur mon travail. Et c’est tant mieux : ça donne aussi lieu à des analyses très rafraîchissantes.

Là où j’ai le plus de difficulté, c’est quand les notions de personnage, de fiction, sont mal comprises : je trouve parfois agaçant quand on analyse mes œuvres d’abord à travers une grille d’analyse platement biographique. C’est un risque inhérent au fait de jouer avec le réel, cependant, et je l’accepte.

Pour ce qui est de défendre mes idées, je crois que c’est une motivation qui me fascine parce que ce n’est pas une quête dans laquelle je suis engagé : je ne me considère pas comme un militant, et aucune de mes œuvres n’est pamphlétaire. Je vois plutôt ce que j’écris comme un espace de réflexion, d’exploration d’idées que je ne me permets pas d’aborder dans mon quotidien, parce que je suis trop muselé par la morale et la bienséance pour me permettre d’entrevoir (et de commettre) le pire, comme le font mes personnages. Je ne sais pas pour quelle idée je serais prêt à mourir, et mon triste constat est qu’il n’y en a peut-être aucune : à force de porter mon cynisme comme un badge d’honneur, il m’a contaminé, et m’a fait sombrer dans l’apathie.

Photo : © Kevin Millet

Citations
1. Vous êtes animal, Jean-Philippe Baril Guérard, Ta Mère, 2023, p. 149.
2. Ibid., p. 71.
3. Ibid., p. 133.
4. Ibid., p. 43.

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