La première fois que j’ai rencontré Jean-Paul Daoust, c’était en 2016 à Joliette, dans un bar, nous y étions pour lire de la poésie. On s’est croisés quelques fois depuis, surtout à la radio, toujours dans le cadre de porte, dans des partys, à jaser rarement plus de 30 secondes, assurément dans des endroits bondés et survoltés, des moments de fêtes, bribes furtives lancées comme des tartes, toujours à la course entre deux danses, deux envolées. Jusqu’à notre premier appel téléphonique, il était surtout un ami de petites chaises où on attend son tour pour lire des poèmes, un verre à la main. J’attendais le moment où on pourrait jaser comme du monde.

On s’écrit d’abord, je lui lance une invitation d’ivresse, de promenades. « Je vois que tu n’es pas au courant de mon état de santé », répond-il. Tache mystérieuse au poumon, scanner spécial à Trois-Rivières, suivi d’une biopsie qui révèle une tumeur cancéreuse maligne dans le lobe supérieur du poumon gauche, opération le 15 décembre pour retirer la tumeur. L’opération est un succès, mais ça se gâte deux jours après avec quelques complications. « J’ai été 15 jours à l’hôpital, dont 8 jours aux soins intensifs, faque j’étais bien content de revenir ici. L’enfer existe, c’est l’hôpital! » Il salue le travail extraordinaire des équipes soignantes au passage. Son chum est infirmier, il connaît ça. Le lieu et les machines, les tests… passer à travers tout ça, c’est vraiment ce qui l’a ébranlé : « Je suis sorti de l’hôpital le 1er janvier, après 15 jours, et c’est la convalescence depuis ce temps-là. » Le poète qui me parle au téléphone est très épuisé, je l’entends chercher son souffle et ses mots. On ira à son rythme, évidemment. On se donne une date lointaine pour le rendez-vous en personne, le temps de voir si ça va mieux. Une question demeure : « Mais là, comment tu vas te rendre chez nous? »

Manteau, bottes, chapeau, écharpe, poussette, trottoirs bumpy-glacés, je dépose Madeleine à la garderie, je reviens à la maison pour les préparatifs (carnet, crayon, bucket de bonbons pour la route), départ, ligne verte du métro jusqu’à Radisson, bus 50 direction Joliette, paysage lustré de neige, j’avais oublié la croûte industrielle autour de Montréal, les tourelles qui fument, les cylindres, des conteneurs en forme de boule qui tiennent sur des échelles, c’est une autre planète et pourtant la même île, je traverse quelques ponts puis c’est le terminus de Joliette. Mario m’envoie la main. Mario, c’est le chum de Jean-Paul, on s’est croisés quelques fois, c’est vraiment un gars doux, il me fait penser à mon père. Il me brief sur la santé du poète en parcourant les routes de Lanaudière : « Il va bien, il va bien, c’est une bonne journée aujourd’hui, il a parlé une bonne heure avec son amie Madeleine Monette qui vit à New York. D’habitude, il parle pas longtemps comme ça, ça l’essouffle, mais à matin, il est en forme, oui, ça va bien. » On arrive, Mario me fait faire le tour de la maison par l’extérieur. Leur maison se tient au bord d’un lac, il y a un pédalo endormi sous la neige. Le quai sous nos pieds, c’est le « troisième bureau de Jean-Paul ». Après-midi d’été, verre de vin, soleil qui descend, quelques livres et un cahier. Vers la fin de la journée, il se met une petite couverte et ça continue, me racontent les photos. On entre dans le vestibule, un demi-sous-sol à thématique égyptienne (ça revient parfois dans ses écrits). Excentricité chaleureuse. J’aide Mario à rentrer la grocerie, je dépose ça, je me tourne : Jean-Paul m’attend tel un monarque en haut de l’escalier : « Enfin de la noblesse! » Je pousse un rire, j’enlève mes bottes et je choisis des pantoufles.

Je monte les marches, il me fait visiter le salon double. « Depuis le 12 décembre, je pense que tu es la première personne qui vient. Même à Noël, j’étais aux soins intensifs. » Mario avait raison, Jean-Paul va un peu mieux, a déjà plus de souffle que quelques semaines auparavant. Il me montre comment la pièce est parfaite pour les soirées mondaines : des petits recoins pour jaser, un piano, un lustre, des fleurs en porcelaine, un beau meuble de sa tante Aldora (chez qui il a vécu dans le Michigan), un chandelier sur le piano, chaque mur est un musée. « On est dandy ou on l’est pas », lance-t-il comme un festin. « Tu joues du piano, Jean-Paul? » « Non, j’aime surtout l’objet. » Il y a un air de palais, ici, avec le soleil qui passe. « J’ai construit ma maison comme un poème, chaque pièce communique avec l’autre un peu comme des strophes, des quatrains. » En passant d’une pièce à l’autre, on change d’ambiance un peu, mais les frontières ne sont pas toujours tracées, les lieux cohabitent, se complètent. Jean-Paul et Mario ont acheté la maison il y a vingt-cinq ans et ont bâti une grande annexe. Ils viennent de finir de payer l’hypothèque (d’ailleurs, ce sont les premières personnes que je rencontre à s’être rendues à la fin d’une hypothèque : apparence qu’il y a du champagne au bout du tunnel).

Quand je l’ai vu en haut des marches à mon arrivée, j’ai d’abord eu l’impression qu’il s’était mis chic pastel pour mon arrivée et je le trouvais comique, mais à mesure qu’il me pointe ses meubles et m’explique sa maison, je constate mon erreur : robe de chambre verte (son smoking mou), pyjama rose et pantoufles. Or, il porte ça comme un complet spezzato fancy des années 1950. C’est une prestance qui lui vient de sa jeunesse dans le Sand Bar de sa tante Aldora, un endroit initiatique dans sa vie : « J’ai 14 ans, il y a 350 personnes dans la place et je chante, c’est mon petit côté Michèle Richard, elle aussi elle est pognée avec ça! » Plus tard avec l’écriture de poésie, dans les années 1970, la scène est venue naturellement : « J’amène toujours mon gros truc plein de textes parce que souvent je change à la dernière minute, selon l’atmosphère. » Jean-Paul répond à l’ambiance de la soirée. Quand il trouve la soirée un peu trop sérieuse, il « passe un coup de balai là-dedans ». Le but est surtout d’amener une proposition différente, une autre idée de la poésie. « J’aime ça lire avec les feuilles dans mes mains, comme pour dire : le texte a l’air d’être complètement sauté, mais je l’ai écrit. Je veux que les gens voient les feuilles. » Le fait d’avoir le texte cimente le débordement dans quelque chose à quoi s’accrocher : « Les gens sont très respectueux du texte. » Jean-Paul désacralise ce rapport en funambulant sur l’imprévisible. Je pense à sa lecture au Salon du livre de Montréal 2019. En plein milieu du poème, il se lance de manière un peu bancale dans une chanson, on est persuadés qu’il va s’égarer, qu’il va s’étouffer avec son poème, on s’inquiète du dérapage, comme devant un clown-équilibriste qui presque tombe, qui fait aller ses bras pour qu’on retienne notre souffle : « C’est pas du théâtre, c’est pas un personnage, mais en même temps oui, c’est la force de la poésie de pouvoir faire ça. Ça me permet d’aller plus loin, de me payer la traite. » On passe à la cuisine, vue sur le lac toujours, Jean-Paul me verse un coke, je ne lui dis pas que ma grand-mère Lucie a exactement les mêmes verres, le même clin d’œil quand les glaçons jouent du coude. On passe à son premier bureau, près de la cuisine : son bureau est un grand fauteuil jaune, bordé de petites tables. Des tours de livres et une lampe. Le chat Moustache vient se coller, monte sur moi, je le flatte. Jean-Paul énumère les autres animaux de la maison : Marilyn (une chatte plus timide, cachée sous le lit), Priscilla-reine-du-désert (un poisson betta) et Caruzo (un canari qui vit à l’étage). On grimpe l’escalier garni de tableaux (dont un des miens, je me demandais s’il était accroché!) jusqu’à un grenier cathédrale, son deuxième bureau. La lumière fait semblant qu’on est en été, Caruzo chante, il y a un modèle de bateau, des livres, des plantes partout, et un flamant rose qui s’allume le soir quand le poète travaille. Mon guide me pointe un meuble, me dit d’aller voir derrière. « Ça, c’est pour l’inspiration, poésie is not dead! », lit-il sur la pancarte derrière un minibar bien garni. Chaque mur a des livres plein les bras. Jean-Paul me tend un exemplaire des Garçons magiques. Les garçons magiques, c’est ce recueil passionnel de 1986 accueilli dans le scandale par la critique : « On a pu croire un certain temps que Daoust était un auteur important mais il n’est en fait qu’un parasite. » Stéphane Lépine évoque les « petites crises amoureuses » et la « vaste supercherie » qui semblent ne pouvoir s’adresser qu’aux « adeptes de la vacuité ». Les garçons magiques est réédité cette année avec une préface de Gérald Gaudet et une postface d’Alexandre Rainville, qui y consacre son mémoire de maîtrise. Publié d’abord avec l’intertitre récits, l’ouvrage est en fait un recueil de poésie, et la réédition rectifie le tir. Jean-Paul me raconte que dans sa postface, Rainville souligne le rôle de pionnier du recueil, aux côtés de la poésie d’André Roy, entre autres, dans l’émergence d’une poésie queer au Québec. Il me confie qu’à l’époque, il n’y avait pas vraiment de modèles avant eux, du moins pas au Québec. Il évoque André Gide, Allen Ginsberg. Jean-Paul semble ravi que le livre trouve un certain écho chez les jeunes poètes aujourd’hui.

Au centre de la pièce se tient le deuxième bureau de Jean-Paul, un meuble en bois massif, avec un plexiglas sous lequel sont glissés des souvenirs : un deux piasses en papier, des photos, des cartes postales. Par-dessus tout ça, plusieurs feuilles et cahiers, quelques livres, ça a l’air d’être ici que les choses se passent, c’est aussi l’endroit où il retranscrit ses poèmes à l’ordinateur. « C’est rare que j’écris à l’ordinateur. J’ai des carnets, toute une série, il y en a plein là-bas, d’autres là, d’autres là, j’aime bien le geste physique d’écrire. » Il cite Anne Hébert : « Pour écrire, c’est important de sentir le geste de graver les lettres. » Pour Jean-Paul, le cahier n’est pas que l’endroit où il écrit ses poèmes, c’est plus qu’un médium : c’est une présence. Un cahier à portée de main, c’est l’assurance de la possibilité d’écrire : « Écrire, ça me rend plus vivant, on va plus loin dans les choses, on tasse plein de choses inutiles, je trouve, j’ai vraiment besoin d’écrire pour ça. Même à l’hôpital, j’avais mes cahiers, mais j’étais trop faible pour écrire. Ils étaient là juste pour dire qu’il y a ça, ça existe, parmi toutes les patentes, les machines. » Dans la maison, les cahiers sont partout. Sur son bureau, les cahiers plus grands, où on trouve des poèmes pas mal complets qu’il pourra retranscrire. Son prochain poème, c’est l’ode qu’il prépare pour son retour à Plus on est de fous, plus on lit! : « Ça va s’appeler Soins intensifs [rires]. » Un recueil en chemin, Jean-Paul? « Il est quasiment fini, ça va s’appeler Les miroirs de l’ombre. Ça rappelle des souvenirs d’enfance, d’adolescence, et aussi une quête amoureuse dans le sens des Garçons magiques, c’est plusieurs strates qui s’entremêlent. » Au sujet de ce prochain recueil, Jean-Paul poursuit : « Il y a rien de continu, tu passes d’une strate à l’autre sans t’en rendre compte, faque c’est ça que je suis en train de travailler, un peu comme si c’était une sorte de symphonie, finalement, ça va faire un tout vers la fin. Je suis en train de finaliser ça. J’attends qu’il y ait un peu de vie. Remarque, c’est un bon temps pour être malade, tout était fermé! »

Tout l’après-midi, nous tourbillonnons dans les souvenirs. On fouille ses recueils, chacun ouvre des portes d’anecdotes. Il me raconte son premier lancement : « Alys Robi est arrivée en taxi avec des bigoudis sur la tête, elle chantait dans les bars gais la veille, Miron était impressionné, Alys Robi, c’est son époque. Eh, Seigneur, il lui manquait une dent! » « À Alys ou Gaston? » « Alys », me répond-il, gamin, avec son œil taquin. Avant de partir, on passe par l’étalage de chaussures et sa collection de lunettes de soleil, entre la porte de sa chambre et celle pour sortir de la maison. Le poète a bien hâte de sortir, il prévoit déjà un party pour la réédition des Garçons magiques, un voyage au Salon du livre de la Côte-Nord et un retour à la radio, question de lancer les poèmes qu’il garde en réserve.

Juste en face de chez Jean-Paul Daoust, j’ai vu une pancarte « ATTENTION À NOS ENFANTS ». Quiconque connaît un peu Jean-Paul pourrait dire que c’est sûrement lui l’enfant dont il est question, le tannant du quartier, du village, de la poésie. Faut lui porter une attention particulière, oui, mais pas en raison de sa fragilité : parce que dans tous ses mauvais coups, dans son souffle taquin transparaît la tendresse mélancolique de celui qui aime aimer. Si Marie-Louise aime dire qu’il est mon père spirituel, je ne le renie pas, mais j’ajouterais qu’il a probablement beaucoup plus d’enfants qu’il ne le soupçonne.

 

Baron Marc-André Lévesque
Le poète Baron Marc-André Lévesque a publié Chasse aux licornes et Toutou tango aux Éditions de l’Écrou, J’ai appris ça au cirque à la courte échelle, qui s’adressait aux jeunes, et Verdunland aux Éditions de Ta Mère. Dans ce dernier titre, écrit avec Timothée-William Lapointe, un Verdun fantaisiste avec des personnages hauts en couleur se déploie alors que la visite de ce quartier parallèle oscille entre réel et imaginaire. Entremêlant culture populaire, fantastique et magie, sa poésie éclatée, empreinte d’une belle folie, joue avec les mots de façon originale, absurde, ludique ou festive. Avec cette tendance à colorier en dépassant les lignes, pas étonnant qu’on le compare au flamboyant Jean-Paul Daoust, dont la poésie déborde aussi du cadre. [AM]

Photo de Jean-Paul Daoust : © Mario Savoie
Toutes les autres photos : © Baron Marc-André Lévesque
Photo de Baron Marc-André Lévesque : © Camille Robert

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