Quelques jours avant le congé de Noël, j’ai la chance d’aller à la rencontre d’un écrivain québécois que j’admire. Prendre un moment pour aller découvrir sa tanière d’écriture, m’inspirer de ce qui l’inspire.

À dix heures du matin, dans le quartier où réside Jean-François Sénéchal, plusieurs dames en talons hauts, manteaux noirs et café en main déambulent devant les vitrines d’élégants magasins qui ne tarderont pas à ouvrir. Naïve, je me moque de moi-même et lève les yeux au ciel : m’attendais-je à reconnaître l’univers du roman Le boulevard? Tomber sur Chris, cet incroyable personnage de l’auteur?

Beau duplex en briques rouges datant des années 1930, terrain adjacent à celui d’une église. Tandis qu’une fine couche de neige couvre les branches des érables, je crois entendre par les vitraux des cantiques de Noël chantés par une chorale d’enfants. Je vérifie l’adresse, oui, c’est bien cela, le 228, la porte vitrée décorée d’une couronne. Une femme apparaît, referme la porte derrière elle, puis remonte son col de fourrure blanche. Découvrant son visage, à moins d’un mètre d’elle, je lui lance gauchement :

– Une qui sort, une autre qui rentre!

Nervosité sans doute, maladresse d’une introvertie, d’un face-à-face sur un trottoir. Elle me sourit et me répond gentiment :

– C’est ici, il t’attend!

Bien sûr. Je sonne, et sans tarder, habillé de jeans et d’un gros chandail noir, Jean-François Sénéchal m’ouvre.

« Pourquoi m’as-tu choisi? », me demandera-t-il simplement pendant qu’il me fait visiter les pièces de son 6 et demie tout en boiseries; hauts plafonds, une bibliothèque dans chaque pièce, des plantes de toutes sortes, une multitude de tableaux, dont une œuvre de son frère Martin. J’explore l’appartement de mon hôte, j’entre dans le bureau, la cuisine, la chambre à coucher, le salon, partout sauf dans une seule pièce, la chambre de sa fille. « Vaut mieux ne pas ouvrir la porte », me souffle-t-il tout bas avant de m’adresser un clin d’œil.

Il me désigne une chaise. J’en profite pour lui répondre :

« J’ai souhaité faire l’entrevue avec Dany Laferrière, mais il était indisponible… »

Nous rions, l’ambiance est détendue, j’ai presque l’impression de visiter un bon ami. Je le rassure en lui précisant que je suis très admirative de son talent, que ses romans et ses albums m’habitent longtemps après la lecture. Je lui raconte aussi que je viens tout juste de terminer Chris, un vrai coup de cœur.

À mes côtés, l’immense arbre de Noël est parfaitement conique. Je le scrute un instant, le temps pour Sénéchal d’éteindre sa sonnerie de téléphone. Non, c’est juste un très beau sapin, posté près d’une large fenêtre à guillotine.

Je pose sur la table ronde ma feuille saturée de questions rédigées pour l’entretien. J’en aurai sans doute besoin plus tard. Pour l’instant, c’est le préambule, on jase de tout et de rien, du logement en tant que tel, du charme et des inconvénients des vieux bâtiments. Jean-François me raconte qu’il a dû se départir de beaucoup de choses mais surtout de livres lorsqu’il s’est séparé et qu’il a quitté la maison familiale il y a quelques années. Il me parle un peu de son ado, qui aime le cinéma comme sa mère, de la garde partagée, du fait qu’on ne se remet jamais tout à fait d’un divorce…

– Tu veux un café? J’en fais du bon, propose-t-il.

Derrière lui, la cuisine, dans laquelle j’aperçois sa machine espresso installée sur une ancienne table de machine à coudre. Pour se préparer une tasse de café, il doit sans doute se pencher considérablement : les splendeurs et désavantages des antiquités! Au bout du logement, vers le jardin, une étroite pièce en extension expose une table tassée contre des fenêtres. Son deuxième espace pour écrire, mentionnera-t-il plus tard. « Des fois, j’ai besoin de lumière, et là, même quand le ciel est gris, il y fait clair. »

On bavarde légèrement du temps des fêtes, de ses dernières rencontres scolaires, de la COVID dont il vient de guérir. Je me sens bien; c’est beau chez Jean-François, c’est doux d’apprendre à le connaître.

Sénéchal tourne légèrement le pot de sa plante du missionnaire qui est au centre de la table, comme pour guider ses feuilles vers la lumière. Je ne prendrai pas de café, faut commencer l’entrevue, et pourquoi pas par le commencement : la genèse de l’écriture. Jean-François me tend un très vieil exemplaire du recueil des Fleurs du mal, qui l’a bouleversé lorsqu’il était adolescent.

« À 15 ans, entame-t-il, j’habitais dans le sous-sol de mes parents et je transcrivais les vers des poètes maudits sur les murs. Je trippais sur le gothique et passais des soirées à composer des poèmes, penché sur une table basse couverte de chandelles. »

Il rit, passe sa main dans ses cheveux sombres, poursuit.

« Ce recueil-là, je l’ai trouvé dans une boîte de grands classiques qui appartenaient à mon père. Je suis un jour tombé sur ce coffre aux trésors. Il faut dire qu’il y avait des livres partout chez moi; on n’était pas riches du tout, mais mes parents, tous les deux enseignants, étaient accros à la culture. Ils nous emmenaient au théâtre, dans des expositions, nous faisaient rencontrer plein d’artistes. Mon père était aussi un collectionneur d’art. D’ailleurs, ajoute-t-il en désignant le mur à notre droite, ce sont des œuvres de sa collection, elles sont de Marc Séguin. »

Je me lève d’un bond. Les yeux écarquillés, sans mot, je les examine. Jean-François devine mon émerveillement, alors il me nourrit, m’expliquant que ce sont tous des dessins et des estampes créés au début de sa carrière, un peu avant les années 2000. Il me confie ensuite que lorsqu’ils étaient plus jeunes, Marc venait parfois souper à la maison, comme plusieurs autres artistes. Un soir, le père de Sénéchal, « un original » se plaît-il à préciser, avait rassemblé un tas de feuilles dans la cuisine pour créer une ambiance forestière propre à une dégustation de gibier chassé et rapporté par Séguin.

Marc Séguin… Un artiste qui m’habite autant que l’œuvre de Sénéchal. Pour ses toiles, oui, les très grands formats qui m’ont hypnotisée dans des galeries et musées, et pour tous ses romans, que j’ai dévorés. Particulièrement Hollywood. Je n’ai pas à consulter ma feuille, Jean-François est volubile, il me fait le récit de certaines époques de sa vie, et tout ce qu’il me narre m’intéresse.

S’il compose de la poésie depuis une trentaine d’années, il ne veut pas en publier, c’est non seulement trop intime, mais il n’en ressent pas le besoin. Il préfère traiter des thèmes qui l’émeuvent et l’intéressent avec des romans et des albums. Récemment, il a adoré collaborer avec la très connue artiste japonaise Chiaki Okada, laquelle a illustré son premier album intitulé Je voudrais te dire. Il va sans dire, le titre est aussi touchant que le renardeau à tête basse qui peine à gérer le deuil de sa grand-mère. Son inspiration pour ce premier album pour enfants? Pendant l’époque très marquante de la COVID, Jean-François a surtout été touché par les personnes âgées qui mouraient sans pouvoir faire leurs adieux. L’histoire rédigée, elle a été illustrée, publiée, et elle a rapidement été vendue dans neuf pays, ce qui confirme combien la rencontre entre Sénéchal et Okada était destinée au succès.

« Écrire n’est pas vital, me surprend Jean-François un peu plus tard, c’est plutôt un élan que je ressens comme d’autres élans : être un bon père, un amoureux, rédiger des critiques pour des romans jeunesse, rencontrer mes lecteurs dans les écoles, participer à des collectifs, réfléchir aux pratiques de la lecture et de l’écriture. »

Anthropologue de formation, il n’avait jamais espéré, rêvé devenir écrivain. N’ayant pu terminer sa thèse portant sur Haïti en 1991 à cause d’un coup d’État, il s’est retrouvé chez lui sans le sou, surtout désœuvré. Alors, cela s’est produit simplement, Sénéchal a ressenti l’élan de se mettre à écrire. Et cet élan l’a poussé à aller au bout de nombreux projets littéraires qui, notons-le, ont été couronnés de plusieurs prix, dont le Prix littéraire du Gouverneur général pour Les avenues.

« Je pourrais faire plein d’autres métiers, raconte l’auteur, mais pour le moment, c’est l’écriture qui m’accompagne. Ça me permet de traduire mon intérieur, d’atteindre des pans très profonds. C’est aussi à travers les œuvres que les autres découvrent des facettes de nous-mêmes comme nos rapports à l’amour, aux autres, à l’amitié. »

Et il dit juste : les romans de Sénéchal mettent tous en lumière la vulnérabilité humaine, celle qui fait que les relations sont toujours très signifiantes. L’auteur aime créer des personnages marginaux, donner une voix aux laissés-pour-compte, comprendre les liens qui se tissent entre les individus et leur communauté. Fouiller notre rapport au monde qui se vit autant comme un besoin qu’un enjeu.

Je ne peux taire ma curiosité: à quand une prochaine œuvre à paraître? L’espoir sent la terre sortira à l’automne 2024, me renseigne-t-il en froissant tout à coup son visage à deux mains. Un roman difficile à écrire, sans doute le plus laborieux, m’explique-t-il. Deux cents pages en plus d’une galerie de personnages qui ont dû être abandonnés, un ton difficile à trouver, une longue période de jachère, puis encore de la réécriture. L’auteur est justement en train de terminer les dernières corrections avec son éditrice. Ce sera un livre sur la vie de migrants qui luttent contre leur expulsion, les liens qu’ils tissent avec les gens de la terre d’accueil, leur interdépendance. « Il s’agit d’un roman social, réaliste, humaniste, me précise Sénéchal, mais surtout une réflexion sur le rapport à l’autre, encore une fois, parce que ma formation d’anthropologue n’est jamais très loin de mon imaginaire. »

Si Jean-François ne pense pas à son public lorsqu’il écrit, ses romans s’adressent avant tout aux jeunes parce qu’ils parlent d’eux. Les adolescents l’intéressent, leur vulnérabilité, leurs quêtes initiatiques, le regard qu’ils portent sur la société dans laquelle ils vivent. Il aime réfléchir au cheminement individuel et collectif des ados, combien ils ont toujours, comme nous tous d’ailleurs, besoin des autres dans leur recherche d’eux-mêmes. Même si pour chacun de ses projets littéraires, il a l’intention, le souci de se renouveler, ce sont les mêmes thèmes qui reviennent, tout en étant abordés sous des angles différents. C’est ce qui s’appelle construire une œuvre, n’est-ce pas?

Puisque ses personnages évoluent au sein d’une société qui leur est très importante, je demande à l’auteur de me définir son rapport à sa propre communauté. Il m’avoue être plutôt solitaire, tout en étant ému par l’énergie qui se dégage des collectivités, aussi par les gens qui y trouvent du réconfort.

Le temps file. Le gris de la pièce de rallonge change au plus clair. Je ne peux pas quitter Sénéchal sans lui demander si une suite est prévue aux albums franchement extraordinaires que sont ceux de L’enquête secrète, dont j’ai lu et relu les trois tomes à mes filles. « Non, me confirme-t-il, rien de prévu pour le moment. » C’était tout simplement une invitation de la part de son amie photographe et de son conjoint. Ils ont eu envie de faire un projet collectif, de parler de leur quartier (le mien!) et des Verdunois. D’ailleurs, ce sont leurs propres enfants qui sont les héros des albums photos. « Pas de nouveau texte caché dans un tiroir », réitère-t-il, touché par ma demande. « Pourquoi pas un tome de Noël? » que je lui lance, à la blague… « Non, non! » me confirme l’auteur tout sourire.

Jean-François continuera à écrire sur ce qui le touche, l’intéresse, à suivre son élan du moment. Il apprécie choisir les personnes avec lesquelles il travaille, accepter des collaborations avec des gens compétents et de confiance. « J’ai besoin de me sentir libre. Être travailleur autonome me convient parfaitement. »

Sénéchal me confie que tant qu’il peut mener sa vie de façon indépendante, il n’a pas de grands rêves en tête. Ni de faire le tour du monde ni de changer de vie du tout au tout. Sa liberté, il la vit au quotidien puisqu’il fait ce qui lui plaît. Routinier, il aime se lever tôt pour siroter son café, puis choisir une musique qui l’inspire, enfin s’asseoir à son bureau pour écrire jusqu’en début d’après-midi. Sans oublier sa marche quotidienne en soirée, celle-là suivie d’un moment de lecture d’ouvrages philosophiques. Et ce, cinq jours sur sept, presque douze mois par année.

Bien sûr, en plus d’écrire d’autres romans, il aimerait sans doute publier des essais, et même rédiger des textes pour le théâtre. Mais il ne promet rien à personne, ni même à lui-même. Jean-François ne veut pas se donner la contrainte d’être écrivain ad vitam aeternam. Il m’explique :

« Je suis écrivain quand j’écris, mais quand je n’écris pas, je ne suis que moi. Je ne m’obligerai jamais à l’être si je n’en ressens plus l’envie. Écrire, c’est un métier. C’est se donner les moyens d’aller au bout d’une démarche et de publier uniquement lorsqu’on juge que notre livre est terminé. Ça fait trois ans que je travaille sur mon roman, bientôt, je vais devoir lâcher prise… et en être satisfait. »

Silence, un premier depuis que je suis arrivée. Je reconnais cet état de doute qui hante les écrivains lors des dernières relectures d’un manuscrit. Avant la séparation définitive avec son œuvre. Puis il reprend : « D’un point de vue existentiel, je suis moi, mais comme nous tous, je suis un être complexe, construit culturellement; jamais unidimensionnel, toujours en évolution. Je cumule donc plusieurs autres rôles, activités, responsabilités. Je ne suis pas né écrivain, comme personne ne naît plombier. Moi, Jean-François Sénéchal, je suis aussi un mélomane, un père, un ami, un voyageur, et j’aime tout autant toutes ces autres sphères de ma vie. Même que des fois, je suis tanné de parler de moi! »

Nous nous esclaffons. Encore.

L’entretien tire à sa fin. J’arrête l’enregistrement, glisse mes feuilles dans mon sac et Jean-François me suit dans le couloir. Quelques mots sur une toile qui attire mon œil, du blanc, du noir et un jet de rouge, comme si une baie avait fait jaillir son jus sur un paysage monochrome.

Je descends les marches étroites qui grincent, la main sur la rampe.

Finalement, j’ai beaucoup d’affinités avec Jean-François. J’aime tout ce qu’il aime. Particulièrement Chris, un personnage qui n’a pas fini de m’émouvoir. Et de se faire connaître puisque les droits pour Le boulevard ont été vendus au cinéma, et qu’une version théâtrale paraîtra à l’automne 2024.

Jean-François Sénéchal referme la porte derrière moi; la couronne retentit sur la vitre.

Je retourne dans mon quartier, celui des Enquêtes secrètes, prête à rédiger le portrait d’un être sensible qui a de bien beaux élans!

 

MYRIAM BEAUDOIN
L’autrice qui puise fréquemment dans ses expériences pour façonner son écriture — c’était le cas avec Un petit bruit sec, sur la mort du père, dans Hadassa, sur un collège hassidique de filles à Montréal, et dans Épiphanie, sur l’infertilité — propose maintenant de se tourner vers l’universel avec Mont Mirador (Leméac), vers ce qui relie les gens, dans l’absolu. Elle y met en scène avec brio et lucidité une fin du monde annoncée où deux individus doivent cohabiter pour survivre : un ermite misanthrope et une jeune femme qui vient de sauver un enfant. [JAP]


Photo de Myriam Beaudoin : © Marc-Antoine Zoueki

Toutes les autres photos : © Myriam Beaudoin

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