J’avais 25 ans quand une amie m’a prêté Les ailes du destin, le quatrième roman de Francine Ouellette. Je l’ai lu d’une traite et, en tournant la dernière page, je savais que le jour où je me mettrais sérieusement à l’écriture, j’écrirais comme Francine Ouellette. Sa plume était simple et belle. Elle ne cherchait pas à plaire, elle tentait seulement de servir le propos avec efficacité et justesse. C’était un outil. Un outil que j’ai fait mien dès que j’ai entrepris mon premier roman.

Dix ans ont passé avant que je rencontre Francine en personne. Ma carrière était bien entamée. J’avais rendez-vous avec Pauline Gill pendant le Salon du livre de l’Outaouais. On est entrées ensemble dans la salle à manger de l’hôtel et, aussitôt, une femme s’est écriée depuis une table du fond :

— Pauline! Venez donc vous asseoir avec nous autres!

J’aurais dû me douter que Pauline et Francine se connaissaient puisque ce sont deux écrivaines de romans historiques. J’ai quand même été surprise. De l’invitation surtout. La première chose que j’ai faite, après les présentations, ça a été de raconter à Francine comment j’avais découvert sa plume et comment elle avait influencé l’auteure que j’étais devenue.

Après ça, on s’est échangé quelques lettres. De vraies lettres, écrites sur du papier et envoyées par la poste parce que, à cette époque, Internet ne se rendait pas chez elle.

Pour cette raison, quand on m’a proposé de l’interviewer en me suggérant de faire ça sur Zoom, j’ai éclaté de rire. Avec n’importe quelle autre auteure, ça aurait eu du sens étant donné qu’on habite à 500 kilomètres de distance, Francine et moi. Mais justement. Si je me considère moi-même néo-luddiste, Francine Ouellette l’est encore plus que moi. Quand je l’ai appelée pour lui proposer que je monte à Saint-Aimé-du-Lac-des-Îles au lieu de faire l’entrevue sur Internet, elle s’est esclaffée.

— Ça fait juste trois mois que je suis branchée, et il y a déjà un virus dans mon ordinateur. Je pense que je vais annuler ça, Internet.

***

J’arrive chez elle à 18h15, un lundi de la fin d’octobre, après cinq heures de route et deux heures passées dans un garage à attendre qu’on répare ma voiture parce que j’ai perdu une roue en chemin. Je suis épuisée et encore sous le choc de l’accident. Le soleil est déjà bas. Francine m’attend sur la galerie. Je remarque tout de suite sa coiffure.

— J’ai cherché ta photo sur Internet, m’avait-elle dit au téléphone. Je voulais savoir de quoi tu avais l’air ces temps-ci. Ne sois pas surprise quand tu arriveras; depuis le premier confinement, je porte des tresses moi aussi.

Je descends de voiture avec un sourire. Francine me serre dans ses bras comme si on se connaissait bien. Il y a chez elle tant de vitalité que pendant mon séjour, il faudra constamment que je me rappelle qu’elle a 75 ans.

Elle me fait visiter les lieux. Je m’y sens déjà à l’aise.

— Il y a quarante-six ans, quand on a acheté la maison, il y avait une bécosse. Mon mari a tout de suite construit une belle grande salle de bain.

On rigole. Parce que sa maison est toute petite, elle avait hésité avant d’accepter de me recevoir. Pour la convaincre, je lui avais demandé si elle avait l’eau courante. C’était ma manière de lui faire savoir que j’avais l’habitude des conditions de vie rustiques. Plusieurs de mes amis yukonnais utilisent encore une bécosse.

Je sors sur la galerie, en arrière, et contemple la vue. Je constate que Francine habite dans le bois, au bord d’un lac entouré de montagnes. Ça se devine quand on la lit. La nature est toute proche, dans ses livres autant que dans sa vie.

Une chance que je suis allée voir le paysage, parce que dix minutes après mon arrivée, il fait noir comme chez le loup. Je pense encore à mes amis yukonnais, qui rentrent chez eux le soir avec une lampe frontale.

Francine m’attendait pour souper. Pain de viande, légumes et pommes de terre. Je dévore le tout; après la route et l’accident, je suis affamée. Pendant le repas, elle me parle des nations autochtones, son principal champ d’intérêt.

— Tout existait avant l’arrivée des Blancs. Tout était cartographié, identifié. Nos ancêtres n’ont rien découvert du tout. Ils ont juste suivi un guide autochtone et changé les noms.

Je lui demande quel terme utiliser pour parler des membres des Premières Nations.

— Avant, c’étaient des Indiens. C’est devenu des Amérindiens. Puis les membres des Premières Nations. Puis des Autochtones. Personnellement, je n’aime pas trop « Autochtone », même si je m’y résigne. Je trouve qu’on perd une partie du sens de l’identification à l’Amérique. Il y a des autochtones partout dans le monde! Je préfère « Amérindiens », mais je suis consciente que ce n’est plus le terme à privilégier aujourd’hui. On peut par contre les appeler par le nom de leur nation. Wendate (Huron), Anishinabeg, Innu, Naskapi, Abénaquis, Kanien’kéhá ka (Mohawk), etc.

Ce soir-là, je dors dans la chambre de sa fille, dans la rallonge, au-dessus de la salle de bain. Je n’entends rien du tout. Pas le moindre bruit de voiture. Comme quand je dors chez mes amis au Yukon.

Le lendemain matin, elle me sert du fromage de son coin de pays, du pain à la farine de blé rouge — une variété ancienne adaptée à notre climat — et de la gelée de pommettes qu’elle a faite elle-même. Ça goûte le ciel! Dès qu’elle s’attable, Francine entre dans le vif du sujet : son univers, mais surtout sa manière de travailler.

— Avec la série Feu, je voulais raconter le destin d’une famille de Blancs en parallèle de celui d’une famille autochtone.

Elle continue de me raconter le passé, nomme les nations par leur nom, connaît le territoire de chacune, l’histoire de chacune. Discuter avec Francine Ouellette, c’est avoir accès à une encyclopédie du territoire québécois. Elle cite des historiens avec la même aisance qu’elle cite Champlain, Pierre-Esprit Radisson ou les Relations des Jésuites. Elle parle des personnages historiques comme si elle les avait rencontrés. Tout est bien organisé dans sa tête et tout y est accessible en une fraction de seconde. Il faut dire qu’elle fait de la recherche depuis longtemps. Son premier roman, Au nom du père et du fils, est sorti en 1984. Elle y parlait déjà des Autochtones. Bien avant que le sujet soit d’actualité, avant qu’on ne commence tous les discours publics en reconnaissant qu’on se trouve sur le territoire non cédé de telle ou telle nation.

— Les Wendates cultivaient le maïs, qu’ils échangeaient contre de la viande. On ne peut pas chasser ni pêcher aux entre-saisons, quand la glace va prendre sur les rivières ou qu’elle est sur le point de se rompre. Dans ces périodes-là, les nations nomades mangeaient du maïs.

On sent la présence des Autochtones jusqu’à l’intérieur de sa maison. Au salon, sur les tablettes d’une bibliothèque se trouvent plusieurs sculptures. Ses œuvres. « J’ai étudié quatre ans les beaux-arts », dit-elle.

Elle me montre sa pièce préférée : un Innu sculpté dans une pierre de Schefferville. Francine me raconte être partie en train à Schefferville, avec son bébé et son mari, qui était pilote de brousse.

— Georges, c’était notre ami. Il venait prendre son thé chez nous tous les jours quand on vivait là-haut.

Je comprends que Georges, c’est un Innu. Et je me rappelle que c’est aussi un personnage du Grand Blanc. Je vois un parallèle entre sa capacité à tirer des personnages de la pierre et celle de faire vivre des personnages dans ses romans.

— Après la publication du Grand Blanc, des détenus ont voulu me rencontrer. Je suis allée à la prison et on m’a laissée seule avec eux. Il y en a un qui m’a dit : « Comment t’as fait pour être dans ma tête? »

Il est là, le grand talent de Francine : écrire du point de vue de son personnage. Pour y arriver, elle devient son personnage, sent les choses comme lui, voit le monde comme lui. Et le lecteur y adhère tout de suite. Pour écrire Les ailes du destin, elle a visité trois pénitenciers en plus de la prison de Bordeaux.

— Je fais moi-même mes recherches et je vais sur les lieux. Dans les prisons, ce qui m’a fascinée, c’étaient les clés et les portes. Le bruit du métal. Tu entres, et ça se ferme derrière toi. Sans le gardien, tu ne sortirais jamais de là. Tu es comme dans un piège. Il y avait aussi les odeurs, la lumière.

Elle me raconte avoir jeûné pendant cinq jours pour connaître ce que vivrait Émile, un des personnages principaux de son roman Le Grand Blanc, qui survit à un accident d’avion dans la toundra.

— Après mon jeûne, je me suis aperçu que mes sens s’étaient amplifiés. J’ai mangé du lichen pour savoir quel goût ça a quand tu es affamé.

Elle ne me dit pas si c’était bon. Je n’ose pas l’interrompre pour lui poser la question. Elle m’explique maintenant qu’elle reconnaît parfois ses personnages dans des gens qu’elle rencontre.

— Luc Maltais (personnage principal de ses romans Les ailes du destin et Le Grand Blanc), je l’ai croisé par hasard.

Elle me raconte comment elle avait remarqué cet homme dans un wagon de métro. Tout chez lui correspondait à l’image qu’elle s’était faite de son personnage.

— Je l’ai tellement regardé qu’il m’a suivie quand je suis descendue du métro. Il pensait que je le cruisais.

Elle rit et je ris avec elle; j’ai vécu la même chose une fois ou deux.

Elle me prépare à dîner : des œufs et du bacon. Puis elle reprend :

— Émile (l’autre personnage principal des mêmes romans), je l’ai rencontré à l’aéroport de Mont-Laurier où je travaillais. Il était venu faire le plein pour son avion. J’étais à la caisse. Il s’est approché pour payer. Il faisait exprès de rester de profil. Quand il s’est retourné pour s’en aller, j’ai compris sa gêne. Il avait la moitié du visage brûlée.

Elle me parle de la relation intime qu’elle tisse avec ses personnages, de la manière dont ils prennent vie en elle.

— Quand je crée des personnages, ils sont toujours avec moi. Ils vivent avec moi, ils dorment avec moi. Mon objectif, c’est de ressentir ce qu’une personne pourrait ressentir dans telle situation.

Nous partons dans le bois, et elle me montre la coulée où elle observe les chevreuils. « Je ne chasse plus; je suis rendue trop sensible. » Nous marchons encore un moment dans la forêt. Elle m’amène visiter un barrage de castors. On prend une chaloupe, et elle me conduit à la maison du castor. Je ne vois qu’un tas de branches et de brindilles en partie couvert de terre. Elle m’explique que la porte est sous l’eau à cause des prédateurs. Elle insiste sur l’intelligence, l’organisation et la prévoyance du castor.

— Tu vois l’immense tas de branches en avant? C’est son garde-manger.

Sur le chemin du retour, on s’arrête au village de Saint-Aimé-du-Lac-des-Îles. La bibliothèque municipale porte son nom. Rien d’étonnant! La majorité des romans de Francine se déroulent dans les environs. Elle connaît si bien l’histoire locale que des historiens et des archéologues partagent leurs découvertes avec elle. Et vice versa.

En après-midi, elle me fait visiter son bureau. Les murs sont couverts de vieilles cartes. Des étagères contiennent une multitude de cartables d’où dépassent des centaines d’étiquettes. Ce sont des fiches de personnages, de la documentation historique, des notes, des notes, des notes. Plus organisée que ça, tu meurs. Francine m’explique qu’elle a fait le plan de la série Feu au complet avant de s’installer pour écrire La rivière profanée.

— Tu connaissais l’histoire des six tomes avant même de commencer le premier?

Ma surprise la fait rire.

— Évidemment!

Elle me montre ses cahiers. Elle est assez moderne pour envoyer à son éditeur le fichier électronique de son roman, mais le premier jet, lui, est toujours écrit à la main.

Ce soir-là, une fois au lit, je me dis qu’il y a vraiment quelque chose du Yukon chez Francine. Dans sa vision du monde, dans le choix de son mode de vie. Dans la proximité de la nature. Dans la simplicité des commodités, de sa maison, de ses habitudes et même de la nourriture qu’elle m’a servie. Elle investit ses énergies et sa créativité ailleurs. Ça me rejoint tellement!

Le matin de mon départ, le soleil se lève sur le lac. La brume s’installe à la surface. Tout brille. C’est féérique. Debout sur la galerie, j’inspire et tente de graver dans mes mémoires mes dernières minutes chez Francine. La lumière, le parfum de l’air du Nord, la brise sur mon visage. On est le 26 octobre, il fait 20 °C. Ça me réveille; il fait quarante degrés de moins au Yukon à ce temps-ci de l’année.

 

Mylène Gilbert-Dumas
L’écrivaine Mylène Gilbert-Dumas a notamment publié les séries Les dames de Beauchêne et Lili Klondike ainsi que les romans L’escapade sans retour de Sophie Parent, Yukonnaise, Le livre de Judith et Noël à Kingscroft. Amorçant un nouveau cycle et une première incursion en fantasy, son dernière livre, Sous le ciel de Tessila (t. 1) : La coupe de Djam (Flammarion Québec), met en scène l’univers de Tessila, une contrée inventée, et raconte une quête qui charmera les lecteurs, amateurs du genre ou pas. [AM]

 

Photo de Francine Ouellette : © Luc Paquette
Photo de Francine et Mylène : © Benoît Éthier
Toutes les autres photos : © Mylène Gilbert-Dumas
Photo de Mylène Gilbert-Dumas : © Melany Bernier

Publicité