Mon cœur bat fort quand je sors de l’ascenseur et pénètre dans les bureaux de Cossette, où je dois retrouver Chris. Je l’ai déjà rencontrée quelques fois, et j’en suis ressortie avec une admiration et une affection spontanées; le fait que j’aie adoré ses livres, explorant un sci-fi rarement exploité au Québec et nous faisant plonger à la fois dans un univers palpitant et des enjeux sociaux prenants, contribuait à ces sentiments. J’étais assurément une adepte du Valide-vers1 et fan de l’écrivaine; mais si, une fois qu’on se retrouvait seule à seule, le courant ne passait pas entre nous?

On me dirige vers le « bistro » pour trouver Chris; malgré ma nervosité, j’enregistre la beauté du lieu, un grand espace dégagé où deux des murs sont couverts de baies vitrées, offrant une belle vue du centre-ville grisâtre de février. Chris est posée sur un des fauteuils cosy-trendy qui parsèment l’endroit. Je m’avance vers elle, fébrile, et dès qu’elle relève la tête, elle me sert un sourire lumineux et chaleureux. Je n’ai même pas enlevé mon manteau qu’elle déballe avec excitation les objets qu’elle a amenés pour me plonger dans son univers: des livres de sci-fi, des comics et des figurines.

On se met à les disposer sur la table avec un enthousiasme commun pour prendre les photos demandées pour l’article. Lorsque Gandalf fait une malencontreuse chute vers le sol, Chris soupire : « Classique Gandalf. » Tout en moi se détend soudain: bien sûr que le courant passe entre nous.

Chris est une écrivaine franchement fascinante : se décrivant elle-même comme « multiple, fluide », elle est aussi vice-présidente chez Cossette et conférencière. Elle a occupé la direction du Voir avant de travailler en publicité. Son expérience en communications est manifeste : quand je lui demande de poser pour une photo, elle le fait avec une aisance incroyable. C’est pourtant une des choses qui mettent souvent mal à l’aise les écrivaines et écrivains, tout ce qui touche à l’attention médiatique : « Non, moi, ça me va. Je pense que je l’ai même travaillé consciemment, t’sais? Parce que ça me vient naturellement, parce que j’ai été journaliste, mais aussi parce que j’avais peur que les sujets dont je traite, l’identité trans, la science-fiction, les enjeux climatiques, que ça fasse peur aux gens. Donc j’ai besoin de désamorcer ça en envoyant une image positive de moi dans les médias. »

Est-ce qu’elle trouve ça lourd, de devoir aller au-devant des préjugés et projeter une image positive d’elle, surtout avec la montée de la haine contre les personnes trans qu’on observe ces dernières années?

« Oui, mais je ne me censure pas non plus. J’essaie d’être constructive, de ne pas insulter les gens, d’amener quelque chose qui ne semble pas menaçant. Ça peut être lourd des fois, mais c’est mieux de faire l’effort d’être positive que d’autre chose. Cela dit, toutes mes envies de rébellion, je les mets dans les livres. Là, par contre, y a de la bagarre, un peu de violence. »

Malgré la violence qu’on retrouve effectivement dans ses romans, il me semble qu’il en ressort beaucoup de lumière. J’émets l’hypothèse que c’est dû à la solidarité qui se tisse entre les personnages au milieu des violences et des dangers qu’ils encourent.

« C’est important pour moi de montrer que, même dans le futur que j’imagine où la communauté est malmenée, il y a ces gens qui s’appuient entre eux. Ensuite, par rapport au plaisir de lecture, j’espère qu’il y a des moments plus poétiques, touchants, parce que j’essaie de faire une science-fiction littéraire ou, en fait, quelque chose d’assez inclassable. »

C’est vrai que la saga de Valide est absolument inclassable, et je comprends que Chris veuille le mentionner; au Québec, il me semble, le milieu littéraire a un peu de mal avec la littérature de genre. Chris précise : « La francophonie en général! » Nous croyons férocement toutes les deux que faire partie d’un genre ou de la culture pop ne fait pas des œuvres moins intéressantes, et que le recours à certaines stratégies de ces genres, qui procurent un plaisir immédiat et indéniable, n’empêche pas de tisser des livres de qualité. Je pense par exemple aux easter eggs2 qui sont disséminés dans Valide et qui prennent tout leur sens dans les deux livres subséquents de la série, formant un univers fictionnel cohérent qui me fait penser à celui de Marvel.

« Je suis contente que tu mentionnes ça, parce qu’à la limite, j’aimerais bien que ce soit un monde open-source, c’est-à-dire que d’autres auteurs puissent écrire dedans, comme Marvel. »

Cette déclaration me fait absolument jubiler. On a rarement vu ça, au Québec, une autrice qui appelait les gens à écrire dans son univers, avec ses personnages. Les possibilités sont infinies et emballantes.

Chris a elle-même un autre projet en chantier dans la série : elle prévoie écrire sur l’histoire de Yukio, un personnage clé dans la révolution décrite dans le Valide-vers. « Pour l’instant, ça prend la forme d’une rétrospective artistique. Yukio n’est pas qu’une révolutionnaire, à la base, c’est une peintre. » Elle a aussi un autre projet, cette fois-ci hors de la fiction : « Un essai, récit, journal de bord face à la montée de la haine. J’essaie de réfléchir à l’authenticité dans l’identité; il y a quelque chose qui m’énerve dans l’idée du “vrai moi”. J’aimerais explorer ce qu’on peut apprendre des personnes trans par rapport à cette notion d’êtres qui peuvent évoluer, à un moment où on est très campés dans nos identités, y compris dans nos communautés. »

Quand même, ça fait beaucoup de projets; déjà, Valide, Vaillante et Vandales sont parus entre 2021 et 2023. « Oh, je veux maintenir un rythme de publication d’un livre aux douze, dix-huit mois », dit Chris nonchalamment. J’ai un moment de surprise : c’est un programme chargé, et je n’ai jamais entendu une écrivaine ou un écrivain parler si candidement de sa planification de travail.

Mais quand j’y pense, moi aussi, j’ai comme ambition de publier régulièrement. Mais j’ai parfois honte de l’avouer dans un milieu qui préfère souvent entendre parler d’instinct et de démarche artistique pure et sans compromis. Moi, je suis incapable de ne jamais me sortir totalement des questions prosaïques de l’argent, du temps, du futur. Chris trouve-t-elle que cette façon très pragmatique de voir les choses, ça suscite parfois de la méfiance dans le milieu littéraire?

« Certainement, oui. Non seulement ça, mais j’utilise même des outils comme Midjourney pour visualiser mes personnages. Je vais utiliser ChatGPT pour aller chercher sur un sujet très précis, ou je vais lui demander d’écrire, par exemple, comme un médecin, et m’inspirer de ça. »

Je voulais justement aborder ça avec elle : l’épineuse question de l’intelligence artificielle (IA) en littérature. Plusieurs sont complètement contre, certains tergiversent, peu clament être pour le projet. C’est pourtant cette dernière position qu’est celle de Chris. Je lui avoue que, moi aussi, j’ai parfois le goût d’explorer l’IA pour certains aspects de mes livres; mais est-ce que ce ne serait pas une sorte de vol, de malhonnêteté?

« Absolument pas. Je vois ces outils-là comme des synthétiseurs pour les musiciens. » Le synthétiseur, tout seul, ne créerait pas une œuvre. Il faut qu’un humain l’utilise pour que ce soit possible, et ça lui ouvre des avenues de création jusqu’alors inaccessibles.

« Je l’ai fait dans Vandales, par exemple pour du coding. Par contre, il faut donner la bonne commande, ce qui est assez complexe. C’est pas vrai que c’est pas du travail: il faut faire des itérations pour arriver à quelque chose qui se tient. »

Et pour ce qui est des craintes que l’IA puisse remplacer les artistes, Chris les balaie du revers de la main : « C’est mal comprendre le marché. Les gens veulent lire justement parce que c’est écrit par des humains. Peut-être qu’un jour les machines vont faire des choses pour lesquelles la valeur ajoutée sera moins importante. Mais l’art, je pense qu’au pire on sera plus dans une sorte de fusion créative, ou carrément, comme on l’a pour la bouffe, une sorte de garantie bio. »

Et pour elle, la question, en fait, ce n’est pas tant si c’est éthique d’utiliser l’IA ou non.

« En tant que créateur, on ne peut pas fermer les yeux là-dessus. On ne peut même pas se permettre de ne pas l’utiliser. Si on critique la machine sans l’utiliser, elle sera entièrement construite par des gens qui n’ont pas nos scrupules, qui ne s’intéressent pas à la culture, à la création. Sachant que ça va exister de toute manière, la question à se poser n’est pas Est-ce que c’est bien ou c’est pas bien?, c’est Comment est-ce que ça va être utile à tout le monde? Comment, plutôt qu’un outil de conformisme, ça pourrait devenir, comme le synthétiseur, un outil d’expression? »

Chris me montre ensuite comment elle utilise Midjourney pour l’aider à visualiser les personnages et les lieux de ses livres. Elle fait aussi des playlists pour chaque roman — elles sont d’ailleurs disponibles sur Spotify. « Je travaille comme on travaillerait un concept publicitaire, avec moodboard, tonalité de marque, tout ça. »

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, donc, son travail en publicité n’est pas en opposition avec son travail d’écrivaine. « Je passe mon temps à travailler sur des projets de branding, de création d’identité de marque, etc. Ça vient doper ma créativité. »

C’est aussi une mine d’or d’inspiration : « Je suis au cœur de plein de sujets qui touchent toutes sortes d’industries, donc je suis obligée de connaître comment par exemple marche l’industrie de l’assurance, du tourisme, de la restauration… Tout ça amène un écosystème, une façon de penser, des problèmes et des solutions propres à chaque industrie. »

Je me surprends à soudain avoir envie de travailler en pub. Une des choses qui me fait peur, dans ma vie professionnelle qui tourne pas mal autour des livres, est justement de ne plus arriver à créer des personnages qui ne soient pas des littéraires sans qu’ils soient trop plats. Une lacune que le métier de Chris lui permet d’éviter.

Une autre chose qui me rejoint dans son univers, c’est qu’on n’y retrouve ni héros ni méchant, seulement des personnages multiples, nuancés. Quand je la questionne là-dessus, Chris dit qu’il était clair que Christelle, son personnage principal, ne pouvait pas être une héroïne, parce que Valide a une trop grande portée autobiographique. Mais n’était-ce pas inconfortable de se placer dans les rôles parfois peu reluisants que Christelle occupe?

« Oh, je fais toujours des scans de moi très durs. La publicité est un pilier important du capitalisme tel qu’il est aujourd’hui. Et donc, en bien ou en mal, j’y participe. J’ai peut-être fait des trucs qui ont mené à la pollution ou qui ont poussé des visions un peu clichées. Sans doute! J’essaie quand même de faire avancer la pub à bien des égards, notamment avec la diversité où je suis bien impliquée. Mais faut pas se prendre pour ce qu’on n’est pas. »

Cette lucidité doit tout de même être inconfortable à tenir, surtout dans une société où on étale sans cesse nos belles valeurs sous les yeux des autres pour exister. C’est bien naturel : on veut tous être de bonnes personnes, et être perçus ainsi.

« Bien sûr. Mais tout le monde participe au système tel qu’on le connaît. Il nous a amené énormément de confort, de droits, de liberté. En même temps, il détruit la planète, donne des fortunes à des gens alors que d’autres crèvent. On passe nos vies, la majorité d’entre nous, à perpétuer ce système. »

Et ce n’est pas que son héroïne qui est inspirée de sa vie : d’autres personnages sont tissés de gens qu’elle connaît. On est d’accord là-dessus : ce n’est pas parce qu’on fait de la fiction, et de genre qui plus est, que nos livres sont à l’extérieur du monde réel, qu’ils ne sont pas remplis de nous.

Après plus de trois heures d’enregistrement, la rencontre tire à sa fin. Je veux prendre une dernière photo, de son sac hyperfuturiste Innerraum. Dedans, elle a glissé une tortue ninja, et on passe un moment à bien la positionner pour qu’elle ait l’air prête à se jeter sur le premier méchant venu. On rit, on s’emballe, et je me rends compte que c’est cette attitude qu’on a eue tout l’après-midi ensemble: nos sujets de discussion étaient sérieux, mais nous les avons naturellement parsemés de blagues et de rires. Chris Bergeron est lucide, son univers englobe les difficultés et les enjeux de notre époque, mais ça ne l’empêche pas d’être aussi remplie d’une joie inextinguible et pétillante.

 

Myriam Vincent
Myriam Vincent est titulaire d’une maîtrise en littératures de langue française à l’Université McGill. Son premier livre, Furie (2020), a remporté le Prix des Rendez-vous du premier roman et son deuxième, À la maison (2022), a été finaliste au Prix des libraires. Son troisième roman, Avide, sera publié en mai 2024. Myriam Vincent est également éditrice chez Poètes de brousse, où elle dirige la collection « Prose », et éditrice chez Monsieur Ed, où elle met son talent au service de la littérature jeunesse.

Photo de Chris Bergeron : © Gaëlle Leroyer 
Toutes les autres photos : © Myriam Vincent
Photo de Myriam Vincent : © Jean Turgeon

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1. Terme désignant l’univers fictionnel de ses livres (Valide, Vaillante, Vandales).
2. Terme désignant un clin d’œil, dans une œuvre, renvoyant à une autre œuvre.

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