« Attends! Il fait super beau! On va s’asseoir dehors un peu pour que tu me parles de ta vie avant de commencer. »

Cette phrase, lancée par Martine à notre arrivée devant chez elle, résume plutôt bien quel genre d’humaine se cache derrière la créatrice. Pour avoir eu le privilège de connaître avant tout Martine comme mentore, je sais que cette femme est constituée uniquement d’ingrédients purs et naturels (les Froot Loops se transforment en Müslix au contact de sa peau). Attention : elle n’est pas non plus LA galette à l’avoine trop dure qui fermente dans un frigo de foyer de personnes âgées depuis 1950. Mais elle ne cherche jamais à se mettre de l’avant.

« Je ne suis pas mon sujet préféré à raconter. » Après avoir publié plus d’une centaine d’œuvres, la majorité pour enfants et adolescent.es, il devient évident qu’elle aurait vite fait le tour de son nombril si elle avait choisi exclusivement de s’inspirer d’elle-même dans ses créations. Elle reste constamment connectée à ses propres émotions, oui, mais elle n’a pas l’intérêt de plonger dans l’autofiction.

Après avoir parlé de nos étés et de nos filles, nous sommes finalement entrées dans sa « maison de poupée », comme elle la surnomme, féérique demeure qui l’a séduite il y a maintenant vingt ans. Rapidement, notre visite devient muséale, Martine n’est pas du genre à acheter ses meubles chez Tanguay, elle a habillé son nid d’objets qui suintent d’histoires et surtout qui rallient ses trois priorités: la famille, les livres et les voyages. Je me surprends à être émue devant ce mantra de vie utopique pour moi, mais visiblement réaliste pour elle. Après avoir observé ce coffre un peu trop grand qu’elle a ramené d’Europe dans son sac à dos quand elle avait 19 ans ou la bannière en tissus qu’elle s’est procurée principalement pour cacher le panneau électrique sur le mur du salon, je réalise que c’est davantage Martine elle-même qui suinte d’histoires. Pas qu’elle sue abondamment (voici la preuve de sa sécheresse sur la photo ci-dessous), mais les réelles anecdotes ne viennent pas de ses bibelots ou de ses cadres, mais de ses neurones.

Martine est une bible sans le mot Dieu. Elle est un dictionnaire sans ordre alphabétique, un Bescherelle qui boycotte le passé simple, un catalogue Sears de Noël à l’année. Martine, c’est 100 livres en librairie, oui, mais un milliard de récits au pouce carré dans la caboche.

On termine la visite guidée par son bureau d’écriture. Dans cette petite pièce jaune soleil, chaque chose est à sa place. Des piles de marque-pages en passant par sa collection de surligneurs (elle a toutes les couleurs. Promis juré). Et pourtant, elle me dit que dans sa tête, ça bourdonne et qu’elle n’arrive pas aussi facilement à organiser ses idées.

D’où la présence de dizaines de carnets qui attendent patiemment de contenir une histoire. Parce que Martine ne fait pas que prendre de vulgaires notes sur les pages de ces cahiers, elle écrit tous ses premiers jets à la main. Cette information maquille de paillettes son bureau trop bien rangé. J’adore apprendre que son imaginaire existe concrètement et pas seulement dans un disque dur ou un nuage pixélisé.

Mes yeux s’accrochent à tout : ses romans chez Québec Amérique, ses premières lectures chez FouLire, ses recueils de légendes chez Auzou… Et pourtant, elle me répète sans cesse qu’elle n’est spécialiste en rien.

Selon moi, elle se spécialise en moments magiques. Pas magique Harry Potter (même si j’ai parfois l’envie de voir Martine comme une version plus ouverte et souriante de J. K. Rowling), mais magique comme dans « moment précieux ». Parce que chaque jour, dans le coin de sa tête, une phrase de Serge Bouchard défile : « Pour être heureux, un enfant a besoin du regard bienveillant d’un adulte, au moins une fois par jour. » Et c’est ce qu’elle s’assure de faire, lorsqu’elle se retrouve devant un groupe scolaire, et ce, près d’une centaine de fois par année. Parce que pour elle, être autrice vient avec la responsabilité de « donner le goût ». D’aller elle-même vers ses lecteurs afin de réduire le plus possible le fossé qui pourrait se former entre ses pensées et leur réalité.

Ce regard bienveillant, elle tente aussi de le poser sur elle. Oui, Martine a certaines peurs : celles de ne plus être pertinente ou de se déconnecter malgré elle avec ce qui fait du bien aux jeunes. Mais en dépit de ces craintes légitimes, c’est surtout le mot « j’aime » qui sort de sa bouche des dizaines de fois durant notre conversation. « J’aime être une courroie de transmission », « J’aime allumer l’étincelle de la lecture chez quelqu’un », « J’aime rendre la lecture accessible ».

« As-tu déjà douté? Eu envie de faire autre chose? » que je lui demande, convaincue que sa réponse sera négative.

« Une seule fois, en pandémie, quand les rencontres avec les jeunes étaient annulées. J’ai pensé aller travailler dans la salle à manger d’une résidence pour personnes âgées. »

Ce qui prouve, finalement, que Martine est possiblement LA galette à l’avoine trop dure qui fermente dans un frigo de foyer de personnes âgées depuis 1950… Ha! ha! mais non! Ce qui manifeste que Martine écrit pour le contact humain, pour ce besoin criant de raconter.

Aaaah… Raconter. Ce terme déshonoré qui est devenu cliché ou banalisé dans le milieu littéraire dans les dernières années. Le mot « j’aime » reprend sa place dans la bouche de Martine, mais il est suivi de son pire ennemi : « Je n’aime pas le snobisme littéraire. » Malgré une humanité sincère qui habite plusieurs acteurs du milieu du livre, certains méprisent encore les auteurs jeunesse. Et Martine a senti cette condescendance dans différents moments de sa vie. Dans son discours, elle m’explique qu’il existe encore cette espèce de conviction que d’écrire pour les enfants est une première étape avant d’enfin atteindre l’extase de la vraie littérature : celle pour adultes. Si la littérature jeunesse est un tremplin, un « en attendant », eh bien, Martine saute dans les limbes depuis vingt-huit ans. Et elle compte bien y séjourner pour le restant de sa vie.

Et que dire des plaisirs coupables? Cette expression ne devrait pas exister selon elle. Pourquoi garder secret l’extase de se laisser porter par une lecture divertissante? L’histoire de la littérature a mainte fois prouvé qu’on peut du même coup consommer une œuvre substantielle et en ressentir une extravagante satisfaction (insérer ici n’importe quel écrivain ou écrivaine qui vous a fait rigoler en sanglotant, brailler en cogitant ou pleurnicher ET ricaner tout en comprenant que la suite de chiffres de votre dernier Sudoku est la solution pour améliorer les conditions de travail des profs). Grande fan de littérature policière, Martine n’a aucune gêne de me montrer l’une de ses nombreuses bibliothèques qui déborde de romans policiers. « J’ai jamais eu peur du regard des autres. » Déclaration importante quand on évolue dans un milieu où les gens ont accès à notre intimité, page après page, et qu’il devient difficile de ne pas se sentir observé, analysé, décortiqué.

Mais à part ce réel besoin de parler aux jeunes, d’où vient cette fougue insatiable d’écrire? « J’écris pour compenser ce que j’aurais dû être au secondaire. »

À 12 ans, Martine a fait un ulcère à l’estomac. Son médecin lui-même a dit qu’elle avait une maladie d’homme d’affaires. À un si jeune âge, la mini Martine empilait son stress dans son ventre, comme des tranches de fromage orange parfaitement alignées dans leur paquet à l’épicerie. Sa timidité et son introversion prenaient le dessus sur tout. Déjà alerte devant les injustices, Martine n’arrivait pas à parler, à dénoncer. Elle ne savait pas comment crier, nommer. Elle aurait voulu prendre parole, mais n’était pas encore au courant que sa langue serait celle du papier. Elle n’était pas outillée pour faire fondre un peu chaque jour ce bloc de fromage.

N’est-ce pas un point que tous les artistes ont en commun : le fromage… eeeuh je veux dire le besoin de réparer. Réparer notre enfance, notre adolescence, les non-dits, les événements, l’absence, l’oubli…

On est des plombiers de nos propres robinets. Sans doute les cordonniers les plus mal chaussés de l’univers parce que finalement, on ne parvient jamais à boucher tous les trous (tout en ayant la possibilité de passer nos journées en pantoufles). Mais on essaie, et c’est ça le plus beau dans notre métier. Écrire, c’est accepter l’imparfait et la défaite. Je ne peux m’empêcher de demander à Martine si des éditeurs refusent encore ses manuscrits.

« Oui! Ça m’est arrivé il y a quelques semaines! »

Ouf! Sous le poids de son CV colossal, même Martine se fait toujours dire « non ». Rien n’est jamais acquis et elle le sait.

– Parfois, quand je parle de ma job, j’ai peur d’avoir l’air trop bien.
– Et c’est mal?
– On dirait que ça donne l’impression que c’est trop facile.

Aaaah, oui. Comme on a la perception que la patineuse artistique ne fait que soulever l’orteil pour flotter dans le vent lorsqu’elle fait son triple boucle piqué. Écrire paraît simple : suffit d’avoir un papier, un crayon ou un document vide sur l’ordinateur, et hop! Une histoire existe. Mais ça prend plus que ça. Ça prend le courage de faire des choix, comme me le nomme Martine : « J’ai ce que j’ai dans la vie parce que j’ai fait des choix. »

Comment ne pas être en parfait accord avec cette déclaration? L’accessibilité de cette carrière renforce sa beauté, mais il faut aussi des muscles précis de la tête et du cœur pour raconter (je veux remettre ce mot à la mode).

Mais les livres, eux, se doivent d’être saisissables pour tous. Martine enchaîne en me disant que le plus beau compliment qu’on peut lui faire dans la vie, c’est quand une de ses histoires a ouvert l’appétit littéraire à un enfant qui n’avait aucun attrait pour la lecture. « Maintenant, il aime lire! » s’exclament alors les parents. Encore le mot « aime » qui parvient à se détacher du négatif pour devenir lumineux.

Après deux heures à jaser assises à la table de la cuisine, son téléphone de maison sonne. « Personne ne m’appelle ici, donc c’est sûrement important. » Je profite de cette pause pour éloigner mes pupilles de sa maison musée et les poser vers son jardin, dans sa cour. En observant les fleurs, je réalise que je n’arriverai jamais à cueillir chaque brindille qui garnit le cerveau de Martine. Après vingt-huit ans de publications, il y en a trop. Mais est-ce qu’aujourd’hui je me suis enfoncée assez profondément dans les herbes hautes pour connaître qui elle est, vraiment?

Martine est de retour de son appel pas important finalement. J’essaie de faire le bilan de l’artiste qui se trouve devant moi. Elle a raison sur quelque chose. Elle n’est pas spécialiste d’un seul genre, comme un Patrick Senécal est maître de l’horreur, mais Martine est spécialiste de l’autre. Elle observe, écoute, apprend, puis crée. Elle compose pour faire bouillonner le cœur et la tête des jeunes, elle raconte (eh oui!) à ceux qui n’ont peut-être jamais été portés par une histoire, ceux qui pensaient que les livres n’étaient pas écrits pour eux.

« Quand j’étais jeune, je contais des légendes sur le bord du feu aux enfants du camp de vacances où je travaillais. » C’était sans doute déjà un moyen inconscient de « compenser ». D’éviter qu’un deuxième ulcère ne fasse sa place dans son estomac.

Martine me ramène en ville avec sa voiture hybride : « Si jamais t’as envie d’aller marcher en poussette avec ta petite, fais-moi signe! » Mes signaux ne seraient jamais assez gros pour décrire à cette autrice, ma mentore, à quel point j’aime (toujours dans le chemin, ce mot…) passer du temps à ses côtés. J’aspire à poursuivre sa quête d’imaginaire et de douceur, à entendre à mon tour les mots de feu Serge Bouchard chaque jour de ma vie.

– Martine? As-tu encore des rêves? Des ambitions?
– J’ai juste envie que ça continue.

Laissez-moi alors prendre la balle au bond et lui dédier le plus prestigieux des « À suivre… ».

 

 

Elizabeth Baril-Lessard
Ancienne libraire jeunesse qui excelle dans l’écriture d’histoires pour les jeunes, Elizabeth Baril-Lessard a créé un univers unique, collé sur les préoccupations et apprentissages des adolescents, dans sa série amorcée avec Ma vie de gâteau sec (Les Malins) et qui comprend jusqu’à maintenant huit livres. Dans le premier, Louane, 14 ans et passionnée de danse, voit son monde s’écrouler lorsqu’une crise de panique vient la chambouler pendant un spectacle, puis dans sa vie. Lou a peur de tout (Les Malins), son premier album jeunesse qui paraît cet automne, met en scène une petite qui trouvera un moyen d’affronter ses peurs à l’aide de Bibou. En plus d’avoir écrit des chansons pour l’émission Passe-Partout, l’autrice a cofondé Pour pas être tout seul, une compagnie de théâtre qui a entre autres produit les spectacles Angle mort et Fond de rang. [AM]

Photo de Martine Latulippe : © Julie Beauchemin
Toutes les autres photos : © Elizabeth Baril-Lessard
Photo d’Elizabeth Baril-Lessard : © Hélène Bouffard

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