Contexte historique
Avec l’arrivée de Champlain en 1604, l’Acadie constitue le premier établissement francophone en Amérique. Or, il est paradoxal de constater que la conscience acadienne se développe avec plus d’acuité au moment même où l’on tente de l’éliminer lors de la Déportation de 1755. De nos jours, l’Acadie des Maritimes est constituée d’environ 300 000 francophones répartis inégalement entre l’Île-du-Prince-Édouard, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick. Dans cette dernière province, on recense un peu moins de 250 000 Acadiens, Acadiennes et francophones, soit le tiers de la population totale. C’est aussi au Nouveau-Brunswick que l’on retrouve une institution littéraire stable, mais toujours fragile avec des théâtres professionnels et quatre maisons d’édition en activité. Pour une majorité du lectorat québécois, la littérature acadienne se résume parfois à deux arbres imposants qui cachent la forêt. D’une part, la parution en 1847 du grand poème narratif Evangeline d’Henry Wadsworth Longfellow (et sa traduction par Pamphile Lemay, sans compter la fameuse chanson et autres déclinaisons populaires) offre une version tragique de l’histoire douloureuse du peuple acadien. Faut-il rappeler qu’il s’agit d’une fiction, écrite en anglais, par un étranger? D’autre part, pour la période moderne, l’omniprésence d’Antonine Maillet, seule écrivaine du Canada à avoir gagné le prix Goncourt, fait en sorte que l’appréciation de l’Acadie se limite parfois à certaines de ses œuvres majeures.

La modernité littéraire (1958 et 1972)
Pendant longtemps sous-scolarisé et économiquement désavantagé, le peuple acadien est arrivé à la littérature écrite avec un retard considérable. C’est en effet par la littérature orale (contes et légendes) que l’Acadie se distingue jusque dans les années 1970. Les spécialistes s’entendent sur deux dates lorsqu’il est question de la modernité littéraire en Acadie. En 1958 paraissent les premières œuvres de Ronald Després et d’Antonine Maillet. Avec la publication de Silences à nourrir de sang aux Éditions d’Orphée, Després remporte le prix David. Son roman Le scalpel ininterrompu : Journal du docteur Jan von Fries (2002 [1962]) constitue un ovni littéraire dans le paysage littéraire acadien. Quant à Maillet, elle publie Pointe-aux-Coques en 1958, mais elle deviendra une figure emblématique de l’Acadie avec la parution de La Sagouine (1971) et Pélagie-la-Charrette (1979). L’un des nombreux mérites de l’écrivaine est d’avoir fait passer la littérature de l’oralité à l’écrit et d’avoir inscrit l’Acadie sur la carte du monde francophone.

Or, une littérature peut-elle exister sans mettre en place ses propres institutions? À la suite de la création de l’Université de Moncton en 1963, des professeurs décident de fonder les Éditions d’Acadie en 1972. Pour une première fois, les créateurs n’auront pas besoin de se faire éditer au Québec ou en France. La mission de l’organisme sera de publier tout ce qui s’écrit en Acadie, ce qui comprend les genres littéraires convenus, mais également des livres de cuisine traditionnelle ou des atlas. À titre comparatif, les Éditions Prise de parole seront créées en 1973 à Sudbury, Ontario et les Éditions du Blé permettront à la population franco-manitobaine de s’éditer dès 1974 à Saint-Boniface.

La poésie identitaire
Coup sur coup, les Éditions d’Acadie vont publier trois recueils de poésie majeurs qui donneront le ton à la production littéraire des années 1970. Cri de terre (1972) devient le premier livre de l’éditeur. Dans celui-ci, le poète Raymond Guy LeBlanc fait passer l’Acadie du silence à la parole. Les derniers vers du recueil frappent l’imaginaire :

Je suis Acadien
Ce qui signifie
Multiplié fourré dispersé acheté aliéné vendu révolté
Homme déchiré vers l’avenir

Lorsque Guy Arsenault fait paraître Acadie Rock (1973), le lectorat du sud-est de la province se reconnaît dans l’utilisation du chiac, une langue vernaculaire qui mélange le français et l’anglais. Le titre de recueil lui-même sert de pied de nez à l’Acadie traditionnelle des violoneux en suggérant que la guitare électrique peut aussi dire notre vécu.

Enfin, le recueil Mourir à Scoudouc (1974) lance la carrière prolifique d’un créateur incontournable en Acadie : Herménégilde Chiasson. Ces trois livres abordent à leur façon les questions identitaires et nationalistes du peuple acadien et influenceront la poésie urbaine que proposera plus tard le poète Gérald Leblanc :

je sors
en début de soirée samedi
je longe les rues familières
jusqu’au Warehouse sur Robinson
où les musiciens magiciens
m’invitent à crier des poèmes
dans un micro de la nuit
de ma ville

La force des femmes
Au cours des décennies 1980 et 1990, la création des Éditions Perce-Neige, la mise en place de l’Association des écrivains acadiens et la mise sur pied de la revue de création littéraire éloizes témoignent d’un nouveau souffle pour la littérature acadienne. C’est également à cette époque que les femmes prendront la place qui leur revient dans le champ littéraire. Comme la poésie qu’elles proposent est plus intime, plus universelle et s’éloigne des questions de langue et d’identité collective, leurs textes s’inscrivent difficilement dans la construction du récit national acadien. Ce constat explique certainement pourquoi leurs œuvres ont été moins commentées. Pourtant, les meilleurs recueils de Dyane Léger (Graines de fées, 1980; Comme un boxeur dans une cathédrale, 1996), de Rose Després (Fièvre de nos mains, 1981; La vie prodigieuse, 2000) ou encore d’Hélène Harbec (Le cahier des absences et de la décision, 1991; le roman L’orgueilleuse, 1998) méritent certainement le détour.

Une des romancières majeures commence à publier dès le début des années 1980 un corpus exigeant pour les lecteurs et les critiques. La première trilogie de France Daigle se rapproche de l’esthétique du Nouveau Roman. Peu à peu, la langue de France Daigle s’émancipera, et bien que toujours formalistes, ses quatre derniers romans, dont le plus connu est Pas pire (1998), intégreront de plus en plus le chiac. L’œuvre de France Daigle est certainement l’une des plus commentées de la littérature acadienne.

La veine populaire
S’il est vrai qu’il existe un déficit romanesque chronique en Acadie, il ne faudrait pas passer sous silence les romans plus populaires, dont certains ont été encensés par la critique. En premier lieu, les romans de Jacques Savoie, dont Les portes tournantes (1984) a été adapté au cinéma, méritent certainement l’attention du lectorat. Il écrit surtout des romans policiers depuis une quinzaine d’années. Claude Le Bouthillier est un autre romancier prolifique qui se situe plutôt dans la veine historique (Les marées du Grand Dérangement, 1989). Entre 1996 et 2003, Louis Haché publie une trilogie (La Tracadienne, Le Desservant de Charnissey et La Maîtresse d’école) qui traite de la vie dans la région de Tracadie au début du XXe siècle. Puis, Gracia Couturier, avec Chacal, mon frère (2010) et L’ombre de Chacal (2016), raconte le destin particulier de deux frères du Madawaska. Enfin, il faut mentionner la création de Bouton d’or Acadie (voir article ici) en 1996 qui constitue la première maison d’édition francophone exclusivement vouée à la jeunesse. Pour faire lire les enfants en français en milieu minoritaire, il s’agit de l’éditeur de choix.

Le théâtre entre la scène et la publication
Le théâtre demeure un genre important en Acadie grâce, entre autres, au Théâtre populaire d’Acadie, au Théâtre l’Escaouette et à Satellite Théâtre. Or, entre les créations acadiennes jouées sur la scène et le nombre de textes publiés, il existe un écart considérable. Outre les pièces plus connues d’Antonine Maillet et d’Herménégilde Chiasson, il faut lire les textes d’Emma Haché, qui a remporté le Prix du Gouverneur général avec L’intimité en 2004, ou ceux de Mélanie Léger, de Christian Essiambre et plus récemment de Caroline Bélisle (Diner pour deux, 2020) et de Gabriel Robichaud (Crow Bar, 2021).

L’École Aberdeen et les langues éclatées
Entre 1990 et 2005, Gérald Leblanc joue un rôle important de mentor auprès de la relève. De nombreux jeunes poètes ont publié plusieurs recueils pendant cette longue décennie : Fredric Gary Comeau, Daniel Dugas, Christian Roy, Éric Cormier, Marc Arseneau, Paul Bossé, Judith Hamel, Sarah Marylou Brideau, et j’en passe. Cette génération fait partie d’un mouvement que la critique a nommé l’École Aberdeen pour la simple raison que Perce-Neige était située dans le Centre culturel Aberdeen. Jouant avec la langue, intégrant parfois du chiac, les recueils parus offrent une qualité inégale, mais témoignent d’une esthétique propre à la région du Grand Moncton. Le romancier Jean Babineau repoussera les limites de l’hétérolinguisme avec Bloupe (1993) et Gîte (2000).

Misères et splendeurs du XXIe siècle
Le développement de la littérature acadienne est ralenti temporairement par deux événements qui marquent l’arrivée du nouveau siècle. Dans un premier temps, après vingt-huit années d’existence, les Éditions d’Acadie, en faillite, ferment leurs portes en 2000. L’institution littéraire est ébranlée. Les écrivaines et les écrivains doivent se repositionner. Certains se tourneront vers l’autre éditeur monctonien, Perce-Neige, alors que d’autres seront récupérés par Prise de parole à Sudbury. Les écrivains à vocation plutôt populaire trouveront une niche aux Éditions de la Francophonie, qui reprennent partiellement le flambeau des Éditions d’Acadie. Enfin, la romancière France Daigle trouvera son compte chez Boréal et cette association culminera avec la parution de Pour sûr en 2011 qui remportera le Prix du Gouverneur général dans la catégorie « roman et nouvelles ».

Dans un deuxième temps, le décès soudain du poète et éditeur Gérald Leblanc en 2005 secoue la communauté littéraire. Directeur des Éditions Perce-Neige, Leblanc possédait un capital symbolique important en Acadie comme au Québec. La création d’un parc urbain en son honneur à Moncton témoigne entre autres de son apport à la culture acadienne. Or, ces deux misères ne plomberont pas les efforts de diversification du champ littéraire.

Après avoir séjourné à travers le monde et à Montréal, le poète Serge Patrice Thibodeau (voir entrevue ici) s’installe à Moncton et prend les rênes des Éditions Perce-Neige. En plus de remporter un deuxième Prix du Gouverneur général en poésie pour Seul on est (2006), il fera découvrir de nouveaux créateurs et de nouvelles créatrices. En premier lieu, avec Alma (2006), un récit poétique écrite en acadjonne, la langue de la Baie Sainte-Marie en Nouvelle-Écosse, Georgette LeBlanc constitue la voix la plus originale de sa génération. Son travail se poursuivra avec la parution d’Amédé (2010), Prudent (2013) et Le grand feu (2017). En 2019, justement grâce aux qualités de sa langue si originale, elle remporte le Prix du Gouverneur général pour sa traduction d’Ocean de Sue Goyette. D’autres poètes tels Jonathan Roy, Sébastien Bérubé (voir entrevue ici) et Gabriel Robichaud méritent également d’être lus.

En raison du faible pourcentage d’immigration francophone en Acadie, il serait difficile de parler d’une littérature diversifiée surtout quand on la compare avec les littératures franco-ontarienne ou québécoise. Or, les dernières années ont permis à de nouvelles voix de se faire entendre. Les livres de Félix Perkins (Boiteur des bois, 2020) et Shayne Michael émanent de la plume d’auteurs autochtones francophones. Qui plus est, le titre du recueil de Michael, Fif et sauvage (2020), se réapproprie des insultes dont font l’objet les membres de la communauté LGBTQ et des Premières Nations. Dans le même ordre d’idées, les ouvrages de Lex Vienneau (Roadkill, 2019), Pierre-André Doucet (Des dick pics sous les étoiles, 2020), Mo Bolduc (Matin onguent, 2021) et Carl Philippe Gionet (Icare, 2021) font partie d’une littérature acadienne queer qui s’assume pleinement. Ainsi, le lectorat québécois, selon ses intérêts, trouvera son compte en découvrant la littérature acadienne.

10 livres incontournables de la littérature acadienne
La liste de Benoit Doyon-Gosselin

La Sagouine
Antonine Maillet, 1971

Cri de terre
Raymond Guy LeBlanc, 1972

Acadie Rock
Guy Arsenault, 1973

Mourir à Scoudouc
Herménégilde Chiasson, 1974

Les portes tournantes
Jacques Savoie, 1984

Éloge du chiac
Gérald Leblanc, 1995

Le quatuor de l’errance
Serge Patrice Thibodeau, 1995

Pas pire
France Daigle, 1998

L’intimité
Emma Haché, 2003

Alma
Georgette LeBlanc, 2006

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