En cette époque faste où sont publiés plus de 6 000 titres annuellement dans toute la francophonie, la grande majorité d’entre eux peinent à jouir d’une visibilité médiatique, surtout lors de la surabondante rentrée littéraire automnale. Il arrive malheureusement que de formidables titres échappent à notre attention. Question de remédier à la situation, revenons sur ces pépites automnales à ne pas manquer.

Hommage
Ayant vécu de septembre 1946 à novembre 1988, l’hebdomadaire Journal Tintin (Le Lombard) soufflait ses 77 bougies l’automne dernier dans un copieux numéro spécial de 400 pages, publication dont le personnage phare n’aurait d’ailleurs plus le droit de lire n’étant plus du public cible âgé de 7 à 77 ans! Au menu de cette anthologie mastodonte figurent des hommages d’artistes actuels à plusieurs des séries phares de l’hebdomadaire — notons au passage quelques moments fort sentis, dont François Boucq et son Jérôme Moucherot qui se pointe notamment chez Thorgal, Ric Hochet et Modeste et Pompon; Bouzard qui se frotte à Tounga; Benoît Ers et Vincent Dugomier qui revisitent Chlorophylle; Alexis Garin qui imagine Franquin visiter Pompon; Lapinot de Trondheim qui s’invite dans Blake et Mortimer; Cosey et Hermann qui reviennent à leur univers — ainsi que quelques judicieux articles retraçant l’histoire du mythique journal. Bien que ce type de format soit voué à être inexorablement inégal, le présent exercice est l’occasion de retrouver de vieux copains ou de découvrir un pan de l’histoire de la BD franco-belge du siècle dernier. Réunir autant de gens de talent est en soi un tour de force qui se doit d’être salué. Le Journal Tintin est mort, vive le Journal Tintin!

Fresque familiale
Album au long souffle, Chumbo de Matthias Lehmann (Casterman) est une foisonnante saga historico-familiale se déclinant sur près de 70 ans qui se déguste à petites lampées, contrairement à une désaltérante cachaça. Severino et Ramires, deux fils d’un riche père propriétaire de mines, naviguent dans l’existence en empruntant deux voies opposées : l’un dénonçant le système, l’autre, l’exploitant. Ils seront tous deux témoins d’un régime totalitaire, de différents coups d’État, d’une impitoyable différence des classes sociales, de racisme, de pauvreté et de la lamentable condition des femmes. Le tout fixé par un trait fouillé à la Robert Crumb, et par le truchement d’un noir et blanc plus nuancé que manichéen, Chumbo est un tour guidé hors piste de l’histoire contemporaine du plus grand pays d’Amérique du Sud.

Conte
Troisième album en carrière du virtuose espagnol Borja Gonzalez, Bleu à la lumière du jour (Dargaud) propose un foudroyant récit d’anticipation et d’émancipation aux tonalités médiévales. Le récit s’ouvre sur Matilde, une jeune femme troublée par la perspective d’un sacrifice inévitable, qui plonge au cœur d’une rivière, telle une Ophélie désemparée, et en ressort transformée. Téléguidée par un mystérieux oiseau bleu qui l’accompagne, elle retourne dans l’enceinte de la forteresse familiale faire face à son destin. Si l’auteur évoque Rachel Rising de l’Américain Terry Moore en postface, on y sent une indéniable parenté avec Hellboy du grand maître Mike Mignola, tant dans le trait et l’encrage aux effluves de l’expressionnisme allemand que pour le découpage. Bleu à la lumière du jour s’avère une expérience de lecture unique qui exige temps, ouverture et abandon afin d’en savourer toutes les subtilités.

Adaptation
En guise de cinquième album (Albin Michel), la talentueuse bédéiste montréalaise Camille Benyamina adapte le roman Barbe bleue de la romancière Amélie Nothomb, qui à son tour n’est nulle autre qu’une relecture contemporaine de l’effroyable conte de Charles Perrault. Un richissime et énigmatique propriétaire d’un luxueux appartement de Paris enchaîne les femmes colocataires, qui disparaissent toutes mystérieusement les unes après les autres. Une jeune enseignante à l’école du Louvre y emménage. Qui traquera qui cette fois-ci? La performance graphique de Benyamina envoûte. S’appuyant sur le travail de la populaire romancière, elle livre un stupéfiant récit qu’elle fait sien.

Classique
Pourquoi s’intéresser à un classique 60 ans après sa parution? Parce que cette édition des Bijoux de la Castafiore (Casterman), telle que publiée dans les pages du Journal Tintin, est une classe de maître. Parce qu’Hergé s’amuse à inverser les codes de sa célèbre série, amputant l’aventurier d’une véritable quête de justice tout en confinant le globe-trotter à Moulinsart, alors en état de siège. Parce que le maître de la ligne claire brouille les pistes dans ce huis clos qui tient tant du polar que du vaudeville. Parce que tous les personnages sont à cran et que le héros, à la remorque et non au-devant de l’action, ne se montre utile qu’à la toute fin. Parce que cet album est une partition musicale impeccablement livrée, qu’il nous offre de grands éclats de rire, tout en nous rappelant l’importance d’aller au-delà du ressenti et des leurres. Une leçon à retenir en notre époque alors que prévalent les médias sociaux et les fake news et où le racisme systémique triomphe tristement sur l’ouverture à l’autre.

Autobiographie
Au milieu des années 1990, Fabrice Neaud amorce Journal, un fracassant projet autobiographique qui allait révolutionner le genre. D’abord publiés chez Égo comme X, les quatre tomes — depuis réédités aux éditions Delcourt — présentent le percutant récit d’émancipation artistique, économique et sentimentale de cet auteur vivant son homosexualité dans l’environnement hétéronormé d’une ville dortoir de France. Avec Le dernier sergent (Delcourt), il reprend le récit là où il l’avait laissé vingt ans plus tôt. Cette distance sur les faits engendre une œuvre encore plus éloquente et puissante, alors que le maître du découpage et du dessin nous offre de mémorables planches qui nous vont droit au cœur. À l’instar de Julie Doucet, l’immense diariste fait œuvre utile.

Photo : © Maeve St-Pierre

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