Une étonnante conjoncture — que l’on aurait cru impossible il y a à peine deux décennies — permet enfin à la bande dessinée québécoise de se déployer et de se décliner en différents genres et tonalités, comme en témoigne le présent échantillonnage s’affranchissant ainsi de l’humour et des récits intimistes qui ont longtemps eu la cote.

Suspense botanique
D’abord paru en anglais chez l’éditeur néo-écossais Conundrum Press l’automne dernier, le fulgurant premier album de l’artiste montréalaise Geneviève Lebleu peut enfin être découvert par les lecteurs francophones. Le récit se déroule par une belle journée d’automne au cœur d’une banlieue-dortoir au charme suranné des années 1960. Martine reçoit comme à l’habitude un groupe d’amies pour le thé. À la surprise générale, sa sœur Céline débarque après plusieurs années d’absence, des suites d’une dispute conjugale. S’ensuit la mystérieuse disparition de Martha, attaquée par d’étranges plantes alors qu’elle se rend au jardin afin de cueillir des herbes pour l’infusion. Se situant quelque part entre l’étrangeté du corpus de Ludovic Debeurme, le trait fragile d’Arianne Denommé, l’univers anxiogène de Stephen King et la pièce musicale A Flower de Genesis, Sarclage (Pow Pow) est une expérience de lecture unique, à nous glacer le sang. Gageons que vous ne regarderez plus jamais vos platebandes du même œil.

Classique réédité
Depuis vingt-cinq ans, l’artiste André-Philippe Côté brille de mille feux à titre de caricaturiste dans les pages du quotidien Le Soleil. Actif dans le milieu de la bande dessinée depuis la décennie 80 (Castello, Victor et Rivière, Docteur Smog), il a surtout conquis les bédéphiles dans le défunt magazine Safarir et dans Le Soleil avec ses bandes humoristico-socio-politico-philosophiques Baptiste le clochard. Après la publication de six albums chez trois différents éditeurs entre 1991 et 1999, le sympathique bohémien et son fidèle compagnon Bali quittent définitivement les ruelles du 9e art québécois. Voilà que Station T nous propose une sélection de 225 gags qui n’ont pas pris une seule ride. Bonifié d’un dossier signé Michel Viau, cet album au format à l’italienne nous fait perdre notre latin tant le regard sensible, aiguisé et moqueur de Côté nous va droit au cœur. Redoutable observateur des nombreux travers du monde contemporain, il y fait ses gammes comme aspirant caricaturiste.

Fable urbaine
Après sa savoureuse trilogie Hiver nucléaire publiée chez Front Froid, Caroline Breault (alias Cab) nous montre de quel bois elle se chauffe dans Utown (Nouvelle adresse). Publié en ligne ainsi que sur son Patreon, le récit se déroule dans un quartier fictif aux effluves d’Hochelaga — avec quelques références aux institutions composant cette faune unique dont la Pataterie, Atomic Café, l’incinérateur Dickson —, secteur ouvrier montréalais où Cab a grandi et vit toujours. Squattant un ancien immeuble industriel sur le point d’être démoli au profit de tours à condos, Sam tente de retrouver ses repères entre les joints, le café périmé et les bières tablettes, et de réaliser des tableaux pour un nouveau café bourgeois récemment installé dans Utown. Si elle prend le temps de planter le décor, Cab évite pourtant les longueurs, nous présentant une faune de personnages attachants et colorés, pour lesquels nous éprouvons une empathie instantanée. Ayant longtemps portée en elle cet univers, Cab le partage enfin avec nous, en pleine possession de ses moyens, livrant ainsi une vibrante lettre d’amour à un quartier résistant tant bien que mal à la gentrification et à l’appellation « HOMA », où la beauté réside justement dans tout ce qu’il comporte de croche. Une ode à la résistance.

Polar humaniste
Amorcée en 2019 avec la publication de Quand je serai mort de Réal Godbout et Laurent Chabin, la série de polars de La Pastèque — indéniable clin d’œil à la prestigieuse collection « Série Noire » de Gallimard et sa palette chromatique emblématique — propose des rencontres entre scénaristes de romans policiers et bédéistes. Dans Débarqués (La Pastèque), André Marois (Irrécupérables) et Michel Hellman (Nunavik) nous convient à un étonnant road trip, où un homme âgé, flanqué d’un nouvel assistant, œuvre dans le transport illicite : il doit conduire deux handicapés retirés de leurs familles sur une île lointaine où se trouve un centre de soins qui les prend en charge, leur promettant un meilleur avenir que dans le système public. Se situant quelque part entre le Huitième jour de Jaco Van Dormael et Reservoir Dogs de Tarantino, le récit au découpage efficace, au trait vif et animé de quatre personnages solidement construits nous captive dès la première case, proposant une ahurissante finale qui nous rappelle que les bourreaux et les victimes ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Une grande réussite.

Fiction historique
Stanley Péan, romancier et mélomane émérite, fait sa première incursion dans le 9e art avec une étonnante fiction campée à la fin du XIXe siècle : Fuites (Mains libres), cosignée avec Jean-Michel Girard. À la suite du mystérieux décès de son père, l’horlogère Izabel Watson fuit Londres pour l’Amérique en quête d’émancipation. À peine débarquée à La Nouvelle-Orléans d’après-guerre de Sécession, elle voit les embrouilles continuer de lui coller à la peau alors qu’elle se retrouve en cavale avec un musicien local à la peau d’ébène. S’appuyant sur un scénario solide, l’illustrateur propose une approche photoréaliste peu fréquentée dans la bande dessinée québécoise qui saura assurément plaire aux amateurs du « beau dessin ».

Photo : © Maeve St-Pierre

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