À l’instar des autres médiums et disciplines artistiques, le 9e art engendre lui aussi ses propres monstres sacrés. Quatre de ceux-ci ont récemment fait l’objet de copieuses monographies, qui, une fois leur lecture terminée, nous donnent une seule envie : replonger dans leur magistral corpus au plus vite.

Michel Rabagliati
Si les premières monographies et livres d’entretiens firent leur apparition lors de la décennie 70 en Europe, il aura fallu attendre 2022 pour qu’un auteur de bande dessinée local ait enfin droit au même traitement (mentionnons au passage le modeste tirage de Luc Girard et ses fantômes paru en 2012 chez Colosse). Le médiateur en bande dessinée Michel Giguère (conférencier pour Les Rendez-vous de la BD présentés à la Maison de la littérature de Québec, ancien critique pour la revue Les libraires, conseiller pour l’album La Petite Russie de Francis Desharnais et chef d’orchestre du collectif 1792 à main levée) propose un long entretien avec Michel Rabagliati, bonifié d’une ondée d’illustrations et bandes inédites et entrecoupées d’éclairants segments d’analyse de Giguère. La Pastèque réserve à son auteur phare le traitement royal avec ce somptueux ouvrage essentiel pour quiconque s’intéresse à la bande dessinée québécoise ou à Paul. Car au-delà de la simple série, il s’agit d’un phénomène éditorial sans précédent dans toute la francophonie.

Julie Doucet
Il y a un peu plus de trente ans, le milieu de la bande dessinée fut le théâtre d’une réjouissante secousse sismique avec l’arrivée de la Montréalaise Julie Doucet. Entre 1988 et 1999, l’artiste produit sa série Dirty Plotte, d’abord à compte d’auteur, puis chez Drawn & Quarterly. Ses récits personnels et fantasmagoriques n’ont pas d’équivalents. Reprise en traduction française chez l’éditeur parisien L’Association dans les années 1990, elle reçoit l’accolade des plus grands (Jean-Christophe Menu, Charles Burns, Chester Brown, Crumb, et j’en passe). Son trait électrique et sa verve unique inspireront des générations de créatrices et créateurs. Son legs est à ce point important qu’elle vient tout juste d’être couronnée du Grand Prix de la ville d’Angoulême remis lors de la 49e édition du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, la plus haute distinction dans le 9e art francophone, faisant ainsi d’elle la première Québécoise et troisième femme à recevoir cet honneur après Claire Bretécher (1982) et Florence Cestac (2000). Après l’éditeur espagnol Fulgencio Pimentel et Drawn & Quarterly, c’est au tour de L’Association de publier une anthologie de l’artiste. Comble du bonheur, c’est Menu qui eut pour mandat de piloter l’anthologie Maxiplotte, regroupant l’intégralité des Dirty Plotte, Ciboire de criss, Monkey and the Living Dead, en plus de plusieurs exclusivités en français, dont My Most Secret Desire, d’extraits de carnets, d’une préface et d’un long entretien. Voilà un livre gargantuesque, démesuré, intemporel, et surtout, important.

Chris Ware
Jimmy Corrigan, Building Stories, Rusty Brown. Trois chefs-d’œuvre absolus signés Chris Ware réalisés en à peine vingt ans. Le Français Benoît Peeters (critique, éditeur, scénariste et auteur) et le Québécois Jacques Samson (enseignant à la retraite, critique, auteur et cinéaste) avaient consacré à l’artiste américain l’ouvrage Chris Ware : La bande dessinée réinventée. À l’origine publiée en 2010, la monographie fait l’objet d’une magnifique réédition. Outre sa sublime illustration de couverture, on y retrouve un second entretien avec l’artiste réalisé en septembre 2021 par Peeters, une mise à jour des repères chronologiques — une nécessaire exploration de l’homme sacré Grand Prix de la ville d’Angoulême et couronné de nombreux prix mérite pareil exercice —, en plus de microlectures de Samson et de quatre textes de Ware sur la bande dessinée, quant à eux présents dans la première édition. Voilà un ouvrage à la hauteur du créateur disséqué.

Marcel Gotlib
Considéré comme l’un des plus grands humoristes du XXe siècle, l’auteur des Rubrique-à-brac, Rhââ Lovely et Gai-Luron n’en est pas à son premier ouvrage lui étant consacré. Le plus récent, intitulé Marcel Gotlib : Une vie en dessins de Jean-Louis Gauthey, complète astucieusement Entretiens avec Gotlib de Numa Sadoul ainsi que J’existe, je me suis rencontré, une autobiographie en prose souvent drôle, parfois bouleversante. De par son ton délibérément amical — voire « gotlibien » —, l’essayiste nous propose une incursion dans l’œuvre du grand maître, en présentant une imposante somme d’originaux ayant été exposés au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme en 2014. On y retrouve le même vertige et ce fou rire incontrôlable dont on avait été témoin. S’il est vrai qu’un trône n’est qu’une planche garnie de velours, celui de Gotlib n’est pas prêt d’y voir un autre asseoir son cul, pour paraphraser Napoléon et Montaigne.

Photo : © Maeve St-Pierre

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