Pour certains, traduire, c’est trahir. Pour d’autres, c’est l’occasion inespérée de découvrir des œuvres autrement hors de portée. Le singulier exercice — qui plus est pour un médium alliant l’image au texte — permet de dévoiler des récits dignes d’intérêt issus des quatre coins du globe.

Portugal
L’image fut l’écriture première. Vint ensuite le texte. Il en va ainsi de l’histoire de la littérature, tout comme pour La mangouste (Pow Pow) de l’auteure portugaise Joana Mosi. Tenant du pictogramme en guise d’approche graphique, qui n’est pas sans rappeler les bandes de Chris Ware, le bouleversant album se lit d’abord par le truchement des silences, des non-dits, des ellipses et de ce trait sans fioritures. À la suite du trépas de son amoureux, Julie traverse une période trouble, jetant son dévolu sur une supposée mangouste qui détruit le potager tant souhaité de feu son époux. Personne, de son frère sans emploi vivant avec elle, de sa mère et de ses amis incapables d’écoute, ni même du sport pourtant au centre de son quotidien, ne lui apporte réconfort. Seule cette mangouste matérialisant son mal-être s’érige en obsession, symbolisant l’indicible douleur du deuil. Comme le chantait si justement George Harrison sur l’album All Things Must Past au cœur du livre : « Sunrise doesn’t last all morning/A cloudburst doesn’t last all day/Seems my love is up and has left you with no warning/It’s not always gonna be this grey ». Ainsi sentons-nous poindre l’espoir à la sortie de cette poignante lecture comme d’une nuit sombre, qui nous porte d’ailleurs bien au-delà de la dernière page. Après Les mystères de Hobtown et Sombres bagarreurs, le scénariste Alexandre Fontaine Rousseau signe ici une traduction qui tient de l’orfèvrerie tant elle est délicate. Chaque mot y est soigneusement choisi. Se collant comme toujours au matériel source, Fontaine Rousseau nous fait vite oublier le travail acharné qui se cache derrière ce pareil accomplissement.

Canada
Publié chez l’éditeur montréalais Drawn & Quarterly en 2022 sous le titre Our Little Secret, l’album Notre petit secret d’Emily Carrington (La Pastèque) est un véritable morceau de bravoure. Bien plus que le troublant récit de son viol à l’adolescence, c’est celui d’une vie à jamais gâchée, jusqu’au moment où, se saisissant de crayons et de papier plusieurs décennies plus tard, elle fait œuvre utile en racontant son histoire. Frôlant parfois l’insoutenable, cet album éducatif énonce les différentes étapes du pédopiégeage, les complexités du système judiciaire et les ressources disponibles. D’une redoutable justesse, la traduction de Daphné B. agit en parfaite symbiose avec ce récit où chaque mot, porteur d’une déconcertante vérité, est soupesé.

États-Unis
Évoluant dans l’univers du comics américain, le tandem Brubaker-Phillips produit les meilleurs polars du 9e art des dernières années. Après leur série culte Criminal, aux ramifications tentaculaires rappelant les romans de George Pelecanos, voilà que les auteurs se lancent dans la production de Reckless (Delcourt), racontant les mésaventures d’un détective patenté surfer et propriétaire d’un cinéma en ruine, série qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les récits du grand maître Donald Westlake. Dosant savamment comédie, action et émotions, le quatrième opus est l’occasion pour eux d’explorer le personnage d’Anna, la jeune assistante punk contrainte d’accepter une périlleuse enquête en l’absence de Reckless. Malgré une traduction « à la française » qui par moments agace, l’album se dévore malgré tout d’un seul trait.

Japon
Maître incontesté de l’horreur, le mangaka Junji Ito aura mis du temps à être traduit et exporté aux quatre coins de la francophonie. S’il profita de la première ondée de mangas en traduction au tournant du millénaire, il faudra attendre plus de vingt ans avant qu’il ne puisse enfin être lu dans sa forme définitive. Que ce soit par le truchement de ses récits longs (Tomie, Frankenstein) ou courts (Histoires courtes, Les chefs-d’œuvre), vous êtes quittes pour surenchère de frissons. Son récent Artbook (Mangetsu), composé d’une centaine d’époustouflantes et terrifiantes illustrations, d’une préface signée de l’artiste et d’un bref entretien, est une pure merveille, qui permettra tant aux aficionados de se sustenter entre deux lectures qu’aux néophytes de succomber à la puissance inégalée du Lovecraft nippon sur amphétamines.

Allemagne
Conteur iconoclaste et roi incontesté de l’humour pince-sans-rire, l’artiste allemand Nicolas Mahler (Flaschko, L’art selon madame Goldgruber) se joint au dramaturge tchèque Jaroslav Rudiš afin de raconter les hilarantes déambulations nocturnes de deux hommes des tavernes en mal de vivre… et de bières (Oiseaux de nuit, L’Association). Philosophant d’un débit d’alcool à un autre, le tandem mal assorti à la Laurel et Hardy aborde les thèmes de l’amour impossible, de la solitude et de l’Histoire qui vous colle aux baskets comme une ombre, façonnant ainsi le monde par le biais de leurs petites souffrances. L’économie, l’efficacité et le flegme du trait de Mahler cèdent le pas à l’humour, aux non-dits, aux savoureux malaises et à l’absurdité de la situation. Cette première collaboration est une réussite, du fait que le scénariste s’est collé à l’univers unique de l’illustrateur. On les aurait bien accompagnés jusqu’au bout de la nuit.

Photo : © Maeve St-Pierre

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