Parce qu’il aime arpenter les quatre coins du globe en s’émerveillant de ses singularités et grâce à la traversée introspective qu’il effectue sur la trajectoire des mots depuis plus de trente ans, Serge Patrice Thibodeau peut être qualifié de poète du voyage. Il est l’auteur de plus d’une vingtaine de livres où la forme revêt une grande importance, cherchant dans les détours de nouvelles perspectives, différentes façons de voir. Depuis 2005, il œuvre au sein de la maison d’édition Perce-Neige, située à Moncton au Nouveau-Brunswick, qui se fait un point d’honneur de rassembler des voix littéraires acadiennes aux discours pluriels, originaux et puissants.

La poésie fait partie de sa vie depuis si longtemps qu’il ne sait plus trop d’où elle lui est venue. Au même titre qu’une seconde nature, elle s’est invitée chez lui tout simplement, comme si elle avait toujours fait partie des meubles. Vers 15 ans, il subit un choc en découvrant les vers de Ronsard, le Prince des poètes. En même temps qu’il fait connaissance avec la poésie du XVIe siècle, il est happé par la lecture de Saint-Denys Garneau, qui pratique une écriture moderne et libre — il consacrera tout un essai sur le poète québécois avec la publication chez l’Hexagone de L’appel des mots (1993). Malgré les quatre siècles qui les séparent, les deux poètes provoquent une égale secousse chez Serge Patrice Thibodeau, ébranlement qu’il éprouve encore aujourd’hui.

Voir du pays
À l’âge de 18 ans, par l’entremise d’un cours à l’université, alors qu’il revient d’un an passé en Afrique avec l’organisation Jeunesse Canada Monde, il prend la mesure des mots d’Aimé Césaire, connu pour ses textes aux prises de position anticolonialistes d’où émanent résistance et contestation. « Son fameux Cahier d’un retour au pays natal a été une lecture déterminante, précise Thibodeau. Je pense que c’est peut-être celle qui m’a amené à l’écriture parce qu’évidemment, c’est un grand champ de révolte qui a été écrit au milieu du XXe siècle, mais que je découvre à la même époque que le mouvement nationaliste acadien [dans les années 1970] et l’apparition des poètes Raymond Guy LeBlanc, Herménégilde Chiasson et plus tard Gérald Leblanc. Je découvrais l’importance d’une prise de parole. »

À son tour, il forgera son langage à travers ses propres mots, élaborant une œuvre personnelle qui, d’un point de vue formel, aime jouer avec les contraintes, lesquelles ne rabrouent pas sa créativité, mais participent au contraire à la stimuler. Quant au discours, il arbore souvent un air cynique, voire effronté. Dans Chemin cassé suivi de Chemin sans fin (2021), son plus récent recueil, il décide d’abolir le « r » sonore, caractéristique du parler acadien. Par ce défi, il interroge à la fois la question de la censure et celle de l’identité avec en toile de fond la manière dont notre société joue avec les codes de la vérité en s’alliant à la supercherie. Si l’on jette un regard à l’autre bout du spectre en s’attardant sur son premier recueil, La septième chute (1990), pour lequel il a reçu le prix France-Acadie, on remarque déjà la proposition formaliste du poète. « C’est certain que j’ai toujours été obsédé par la forme, se souvient-il, j’ai beaucoup été influencé par les premiers poètes des Herbes rouges, ce qui a causé une certaine commotion en Acadie parce que j’étais le premier qui arrivait avec un projet semblable. » Ce livre, écrit au retour de voyages dans des contrées en guerre ou dominées par le communisme (Palestine, Israël, Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie), s’inscrit dans le désir d’universalité de l’auteur qui se définit comme un irréductible nomade. Le confinement exigé par la situation pandémique l’aura d’ailleurs empêché d’écrire une seule ligne. Obligé à l’immobilisme et ainsi tenu loin des voyages, sa source principale d’inspiration, il assiste à la paralysie de sa verve féconde. Il dit lui-même être un écrivain de terrain. Il compte ressortir sa valise en 2022 en s’adaptant aux nouvelles conditions, bien décidé à en finir avec la sédentarité et à retrouver son souffle d’écriture.

Photo : © Perce-Neige, Lancement, 2012

Les mains jointes devant la beauté
Au fil des années, l’écrivain a donc écrit la plupart du temps les savates aux pieds, tout en poursuivant sa recherche formelle qui, dès la publication de son deuxième livre, Le cycle de Prague (1992), atteint son climax. « Les poèmes sont très brefs, exprime l’auteur, mais ce sont à la fois des sculptures sonores et visuelles. L’architecture est phénoménale pratiquement, les textes sont extrêmement ciselés. » Si la forme est très travaillée, le fond n’est pas en reste; une visée spirituelle sert presque continûment le recueil. Pour cette raison, on lui a longtemps attribué l’étiquette du poète mystique, en cela très près de Saint-Denys Garneau. « [Elle] est difficile à décoller, ça prend de l’essence à briquet », dit-il, pince-sans-rire, ne niant pas d’emblée son penchant pour la foi et l’immatériel, mais, comme plusieurs artistes, ne souhaitant pas être limité par des catégories. Serge Patrice Thibodeau incarne toutefois à maints égards, à travers ses multiples voyages où les mots viennent s’abreuver, l’image du pèlerin parcourant les routes du monde en y contemplant ses grâces. En témoigne le recueil Le quatuor de l’errance suivi de La traversée du désert, qui lui vaut en 1996 le Prix littéraire du Gouverneur général. Le poète y explore le verset en exprimant la quête incessante du sens qui définit toute existence humaine. Des fouilles archéologiques effectuées durant trois étés en Jordanie auront modifié la perception du temps chez le poète.

« Le temps est perçu différemment selon les cultures, explique-t-il. J’étais dans une culture musulmane — je connais très bien l’islam —, et dans la langue arabe, que j’ai étudiée pendant trois ans, il n’y a pas de futur, il n’y a que l’accompli et l’inaccompli. On met un préfixe au présent pour se projeter dans un futur éventuel et on ne finit jamais sa phrase sans ajouter Inch’Allah, si Dieu le veut. Cette expérience a enrichi considérablement mon écriture. »

Le thème de la solitude est aussi nombre de fois exploité dans les œuvres du poète. Parfois, elle prend l’allure de l’isolement, comme dans Le passage des glaces (1992) : « si vous me disiez le courage de vivre et l’effort impuissant face à l’homme érodé ». Mais elle peut également receler un côté salvateur, par exemple dans Seul on est (2006), recueil qui lui permet d’obtenir son deuxième prix GG. « Une voix raconte : le mascaret, à l’aube, et ses glaces de bronze; seul on entend toutes les voix, on se tait devant le très beau… » Ce « seul » réfère à la communion, ou induit la singularité de chaque être, offrant plus d’une dimension au titre du recueil, lui-même repris d’un poème de Paul Valéry. Puisqu’être « seul » est affaire de tous, la similarité de notre condition finit par nous rassembler. Chez Thibodeau, de l’obscurité surgit toujours une lueur, comme de l’exil des chairs survient le potentiel érotique et du néant résonne une musicalité issue de la phrase.

Photo : © Louis-Philippe Chiasson, Lancement au Festival Frye, 2015

Perce-Neige : quarante-deux ans d’édition
Si l’écrivain, par son travail, est seul, l’éditeur est quant à lui en contact permanent avec les autres. Au début des années 2000, Serge Patrice Thibodeau fait un retour en Acadie après avoir passé entre autres vingt ans à Montréal. En 2005, il intègre Perce-Neige en tant que directeur littéraire et prend la direction générale en 2009, succédant à Gérald Leblanc. C’est avec un éclat manifeste dans la voix qu’il parle de la maison : « Je crois profondément à la littérature acadienne, je crois qu’il y a un terreau très fertile ici, je crois en la jeunesse », scande-t-il à la façon d’une profession de foi. En 2006, il reçoit par courriel ce qu’il appelle « un cadeau du ciel », le premier manuscrit de Georgette LeBlanc, Alma. Il ne pensait pas qu’une telle occasion se présenterait à nouveau. Finalement, en dix-sept ans, c’est arrivé encore quelques fois et ce sont ces découvertes qui le galvanisent.

Des écueils, il y en a eu plusieurs, et les défis sont énormes. Il faut constamment s’adapter, sans négliger le travail de fond qui demande notamment de rester à l’affût des nouvelles voix et de partir en éclaireur où elles se trouvent — soirées de poésie, festivals, universités. Ce qui guide l’éditeur est l’originalité des propositions, le reste est plus souvent une affaire d’intuition. Par exemple, Acadie Road de Gabriel Robichaud a suscité des réticences chez quelques critiques, mais la portée qu’a ce livre entre autres auprès des écoles révèle l’impact positif qu’il a sur la construction identitaire des élèves. La publication d’un premier recueil d’une personne non binaire, Matin onguent de Mo Bolduc, est intéressant en ce qu’il interroge l’écartèlement entre les genres et les limites de la langue française. « Aussi, j’ai réalisé qu’il y avait une seule Première Nation de langue française dans toute la région atlantique, continue-t-il. J’ai été scandalisé de réaliser que j’étais allé à l’école pendant deux ans dans une polyvalente qui était sur une réserve et qu’on ne le savait même pas [celle des Malécites du Madawaska]. » Il a alors mandaté Sébastien Bérubé, poète et chargé de projets chez Perce-Neige d’aller à la rencontre de cette communauté pour encourager ses membres à écrire. Six mois plus tard, contre toute attente, il y avait déjà de la matière pour publier deux livres. C’est comme ça que Boiteur des bois de Félix Perkins et Fif et sauvage de Shayne Michael ont vu le jour. Bérubé parcourt ainsi un territoire immense pour débusquer des autrices et des auteurs potentiels et pour offrir des ateliers avec différents intervenants (voir entrevue ici).

Photo : © Louis-Philippe Chiasson, Spectacle Manifeste scalène, Festival Frye, 2018

La jeunesse et l’avenir
Serge Patrice Thibodeau aimerait aussi publier davantage de femmes, mais leurs textes se font plus rares. En confiant la collection « Poésie » à l’autrice Émilie Turmel, il espère stimuler les initiatives. Étant aux commandes de Perce-Neige, Thibodeau veut s’assurer de la pérennité d’une maison d’édition en Acadie. Pour cela, il a une vue à long terme et prépare depuis trois ans déjà la suite des choses pour qu’au moment de son départ, une équipe forte soit en place. Selon lui, il faut plus qu’une ou deux personnes pour maintenir vivante une telle entreprise, sinon la responsabilité est trop grande et risque de faire couler le bateau. Avec tout un groupe, les compétences sont multipliées et partagées, et les points de vue différents enrichissent l’ensemble. Il a nommé de jeunes poètes à la barre des collections et il les forme petit à petit au métier. « Parce que c’est bien beau de développer des voix émergentes en Acadie, mais qui va les publier plus tard? », demande-t-il à juste titre. Il croit même qu’il y a suffisamment de potentiel d’écriture pour qu’une deuxième maison d’édition voie le jour.

Il veille également à ce qu’un esprit social et un sentiment d’appartenance enveloppent la maison. « La communauté, on le sent, est là pour nous soutenir, nous appuyer, déclare-t-il. Nos lancements sont devenus des véritables spectacles, on a un noyau dur et en plus on élargit notre lectorat de saison en saison. » Du côté des rassemblements, rien n’a pu être fait depuis deux ans, conditions pandémiques obligent, mais des projets n’attendent que de pouvoir prochainement se déployer. Les jeunes qui s’impliquent au devenir de la maison ne ménagent pas leur investissement et ont une façon remarquable de collaborer tous ensemble, ce qui participe à la confiance et à la fierté évidente de l’éditeur.

Le premier mot qui lui vient d’ailleurs pour qualifier le caractère de Perce-Neige est « festif », parce que règne à son évocation une aura d’enthousiasme et de ferveur, autant dans l’accueil de nouveaux et de nouvelles poètes que dans la fidélisation de celles et ceux qui y ont fait leur nid. Un de ses moments préférés est lorsqu’il donne rendez-vous à un auteur ou une autrice dans son bureau le jour où les livres arrivent de l’imprimerie. « Il y a un geste que j’adore répéter, explique-t-il, je sors un livre de la boîte et je l’offre en mains propres. Surtout quand c’est son premier. Je vois l’émotion, je vois une transfiguration dans le visage de la personne, et à ce moment-là, je me dis que ça valait la peine. » De la même façon, on peut supposer que de chacun des livres de Perce-Neige, serti de travail et d’engagement, se dégage, une fois devant les yeux du lecteur ou de la lectrice, l’élan de conviction et de partage qui façonne les rencontres les plus sincères.

Photo de Serge Patrice Thibodeau : © Dolores Breau

Publicité