Faire circuler librement nos réflexions sans que celles-ci ne s’enlisent dans les détours, ne prennent un virage trop serré ou ne s’égarent en route n’est pas une mince affaire. S’il est parfois bon de faire sauter les balises et de plonger tête baissée dans une direction vierge de tout biais cognitif, il est également important de prendre le temps de se pencher sur un nœud, de s’octroyer l’aide d’essayistes dont la force est d’accompagner le lecteur pour décortiquer tous les fils entremêlés, et de reprendre tranquillement celui d’une pensée qui nous entraînera, une fois bien lissée, encore plus loin sur le chemin de la réflexion. Et qui sait sur quoi nous tomberons en route; une illumination ou un pan de l’existence qui, jusqu’alors, n’avaient pas défriché son entrée jusqu’à nous.

UN CLASSIQUE

Photo : © Pierre Filion

Pierre Vadeboncœur : le pensif créatif
Ardent défenseur des droits des travailleurs, Pierre Vadeboncœur (1920-2010) sera conseiller syndical à la Confédération des syndicats nationaux (CSN) durant vingt-cinq ans (1950-1975). Il fait paraître de nombreux articles dans différents journaux et revues tels Le Devoir, Cité libre, Liberté. Son premier titre, La ligne du risque (BQ), publié pour la première fois en 1963, mais encore significatif à plusieurs égards, nous invite à renouer avec nos convictions profondes, mais avec une nouvelle approche, affranchie d’un conservatisme figé, libre d’inventer une nation à la hauteur de ses idéaux. Parce qu’il installe ses idées dans une perspective plus élargie, il insuffle ce qu’on pourrait appeler une part d’âme à son œuvre. La publication en 1978 de l’essai Les deux royaumes affirme cette volonté de relier l’individu au collectif, l’émancipation de ce dernier n’allant pas sans la prise de conscience du premier. Pour ce faire, l’écrivain imagine un renouvellement du souffle spirituel, déplorant la défection d’un désir d’élévation au profit d’aspects uniquement matérialistes. Si l’intellectuel Vadeboncœur, par l’esprit critique et l’analyse attentive dont il fait preuve, est bien présent, il est augmenté d’un méditatif qui met la culture et la substance philosophique au cœur de ses écrits, entreprenant une vaste quête qui porte plus loin que le discours.

DES ESSAYISTES D’IMPORTANCE

Photo : © Eva-Maude TC

Pattie O’Green : l’émancipation comme une montagne gravie
Pattie O’Green écrit en 2015 un premier livre, Mettre la hache : Slam western sur l’inceste (Remue-ménage), qui ne fait pas de compromis. Râpeux et fort, son style ne s’encombre pas de la langue de bois, son intention étant de laisser paraître la colère intrinsèque à son expérience de l’inceste. Elle se sert de sa propre histoire pour déboulonner les mythes entourant ce tabou et forcer sa transgression. En 2021, avec la même verve épique, l’essayiste iconoclaste revient avec Manifeste céleste : Aventures spirituelles en bottes à cap, souhaitant ici valoriser une émancipation de soi qui irait de pair avec celle, plus large, d’une conscience collective. Pour ce faire, l’autrice dresse des parallèles avec la nature, la prenant pour modèle en ce qu’elle appelle à l’entraide et à la solidarité. Cette année, O’Green fait paraître Les prophéties de la Montagne (Marchand de feuilles), un hybride entre roman et réflexions où une jeune fille, arpentant la montagne de sa ville, est amenée aussi à parcourir les méandres vertigineux de la vie et du cœur.

Photo : © Audrée Wilhelmy

Étienne Beaulieu : arpenter les territoires de la pensée
Éditeur, professeur de littérature et directeur général et artistique des Correspondances d’Eastman, Étienne Beaulieu œuvre à titre d’essayiste depuis une quinzaine d’années. Il participe ainsi à créer un itinéraire de la pensée qui emprunte divers chemins de traverse pour approcher ses sujets d’étude, dont l’analyse sociologique, l’art, l’histoire et le récit personnel. Dans La pomme et l’étoile (Varia) par exemple, il met en relation les peintres Ozias Leduc et Paul-Émile Borduas, maître et élève, ancien et moderne, et à partir de pôles en apparence contraires, il établit des parallèles avec le Québec tout en aménageant un espace pour y laisser filtrer sa voix. Ce livre lui vaudra entre autres le Prix du CALQ de la région de l’Estrie en 2019 et sera suivi, trois ans plus tard, par la parution du livre Les rêves du ookpik où, scrutant encore les aspects du territoire, il s’attarde cette fois-ci au savoir et à la culture autochtones. En 2023, il publie 1508. La traversée du vide, jouant avec la figure hypothétique de Thomas Aubert et par extension semant le doute sur notre propre existence.

Photo : © Hugo Lefort

Mathieu Bélisle : scruter le monde les yeux grand ouverts
Enseignant en littérature, Mathieu Bélisle publie son premier essai en 2017. Bienvenue au pays de la vie ordinaire (Leméac) s’emploie d’abord à nommer ce qu’on entend par « vie ordinaire » et tente de retracer les raisons qui font du Québec, plus que partout ailleurs au pays, une nation accrochée aux valeurs terre à terre du travail et de la famille. L’auteur retrace les raisons historiques qui pourraient l’expliquer et en pointe les écueils. En 2020, il fait paraître L’empire invisible, qui se concentre sur l’ascendant considérable qu’ont les États-Unis sur nos modes de vie et notre culture, sans toutefois le démoniser, mais en relevant, de manière lucide, les dangers qu’une telle prépondérance peut engendrer. Avec Ce qui meurt en nous (Leméac), Bélisle poursuit ses questionnements sertis de justesse en se penchant sur le thème de la mort que nos sociétés modernes semblent avoir évacué, occupées à suivre le rythme frénétique d’un monde à la recherche d’excellence.

Photo : © Dominique T. Skoltz

Yvon Rivard : réfléchir, aimer, transmettre
L’essayiste Yvon Rivard, aussi romancier, a été professeur de littérature pendant de nombreuses années. Ses livres Aimer, enseigner (Boréal), couronné d’un Prix littéraire du Gouverneur général, et Le chemin de l’école (Leméac), qui lui vaut le prix Pierre-Vadeboncœur, attestent du crédit qu’il accorde à l’acte de transmission, celui-ci ne venant jamais sans le souhait profond de tisser des liens et de semer des étincelles. En 2015, il fait d’ailleurs paraître Exercices d’amitié où il prête hommage aux œuvres et aux gens aimés. Posant un regard affûté et sensible sur le monde, Yvon Rivard, par un travail d’introspection dont témoignent les essais Le bout cassé de tous les chemins, Personne n’est une île et Une idée simple (Boréal), met en lumière la grandeur et la beauté des petites choses. Par le truchement d’une parole authentique, il nous invite à nous enquérir des êtres qui nous entourent, à rendre insatiable notre curiosité et à parfaire notre rapport à l’instant.

 

EN RAYONS

Entre les murs, des voix
Gabrielle Giasson-Dulude, Remue-ménage, 224 p., 22,95$
La narratrice s’invite dans l’espace d’écriture en tentant de désapprendre les chemins empruntés. En se réappropriant son innocence, elle souhaite élargir le texte et la pensée afin de virevolter avec tous les possibles. Apparaîtraient alors, espère-t-elle, des perspectives encore jamais remarquées, jamais éprouvées. Avec un ludisme inhérent à l’exercice, l’autrice nous convie à nous affranchir des paradigmes et à entrer dans le langage avec ce qu’il faut de sérieux et de désinvolture pour parvenir à toutes les versions de nous-même.

Grimper sur des lambeaux de lumière
Jean Bédard, Leméac, 200 p., 23,95$
Parcourue de cahots et de chaos, mais non moins fascinante, notre route n’est pas toujours facile à assumer. En quête perpétuelle de connaissances, l’auteur et philosophe Jean Bédard nous fait part des pérégrinations de son esprit, se risquant en eaux libres pour saisir les instants, même fugaces, de plénitude. Chaque phrase de ce livre réitère l’importance de suivre sa voie au-delà de ce qu’on veut nous faire croire, dégagé des contingences afin d’ourdir son propre destin.

 

Les arcanes
Tristan Malavoy, Paul-André Fortier et Étienne Pilon, XYZ, 104 p., 19,95$
Les arcanes est avant tout un spectacle où un jeune homme est en proie au défilement de strates successives des souvenirs qui peuplent sa tête. À travers les multiples détours qu’empruntent ses réminiscences, il essaie de capter, aussi bien dans sa chair que dans son esprit, le sens des événements et de comprendre la marche du temps, ce fuyard impossible à retenir. En plus du texte qui a été livré sur scène, on trouve une conversation porteuse entre les trois créateurs.

 

Chambres fortes
Collectif sous la direction de Valérie Forgues, Hamac, 192 p., 23,95$
Près d’un siècle est passé depuis que Virginia Woolf a affirmé qu’il fallait à toute femme qui écrit une « chambre à soi ». Nos contemporaines ont-elles pu faire sien un lieu, et si oui, comment l’investissent-elles? Onze autrices s’interrogent, mesurant leurs contentements à l’aune de leurs bifurcations. En prenant ce pas de recul, elles parlent de leurs aspirations, jetant par le fait même un regard sur la société, sur ses avancées et sur ce qu’il reste à faire. En librairie le 13 novembre

 

La nostalgie de Laure
Isabelle Arseneau, Leméac, 112 p., 14,95$
Professeure à l’université, l’autrice est amenée à revisiter les fondements de sa profession à la suite d’une polémique entourant la valeur de liberté dans son établissement. Est-ce qu’en voulant tout rendre lisse, on ne risque pas de perdre la compétence de vivre, qui va de pair avec les ébranlements? Mettant dans la balance une œuvre lue plus jeune et qui l’a bouleversée, Isabelle Arseneau se questionne sur l’importance d’être confronté dans la construction même de soi.

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