Claude Vivier fut un compositeur accompli. Il passa sa vie à insuffler à sa musique une véritable fête des sens, divine bacchanale d’une pure virtuosité. Il mourut assassiné. Dans son essai Au square Gardette, son ami Rober Racine veut comprendre les intentions derrière le geste du meurtrier, en se permettant d’amples digressions sur des sujets aussi vastes que la vie, la mort, la création et l’amour. Des questions qu’il se pose émane une quête transcendante portant étrangement, sous l’abomination, les fruits d’une ineffable beauté.

Votre récit tente de comprendre ce qui a poussé un jeune homme de 20 ans, Pascal Dolzan, à s’en prendre à votre ami Claude Vivier, grand artiste et compositeur, en le tuant sauvagement le 7 mars 1983. En périphérie de cet épouvantable crime, vous faites des allées et venues sur votre parcours, celui de Claude, de vos passions communes et du grand acte créateur que vous rapprochez même, non sans choquer, de l’acte meurtrier. Comment définissez-vous la création?
Pour moi, c’est une manière spéciale de vivre, de travailler, de percevoir le temps qui n’est plus celui du quotidien et de ses contingences. Saint Augustin disait : « Si vous me demandez ce qu’est le temps, je ne le sais pas. Si vous ne me le demandez pas, je le sais. » C’est un état d’esprit, une joie, l’audace, le goût irrépressible d’explorer ce qui se présente à vous et l’offrir. C’est une rencontre avec soi dans d’autres dimensions. Un mélange d’intensité, d’urgence contenue, de fulgurance et de méditation. C’est respirer à la perfection. C’est merveilleux.

Mais rassurez-vous, je ne placerai jamais sur le même plan l’acte de créer et celui de tuer une personne! Simplement, certains tueurs (en série) affirment qu’au moment où ils sentent, voient leur victime perdre la vie, eux, éprouvent une espèce d’extase, d’enivrement indescriptible. Pour retrouver cette sensation, disent-ils, ils tueront à nouveau. C’est leur « manière de vivre », leur projet. C’est affreux.

Tout en poursuivant la piste de l’assassin, vous intercalez votre texte de votre propre découverte de l’art et de ses magnificences. La beauté qui en émane tranche avec la violence qui se trouve au centre du livre. Comment composer avec cette dualité, grâce et tragédie, qui constitue le cœur même de l’existence?
Grâce et tragédie… C’est presque une définition de la tauromachie. En 2012, j’ai assisté à une corrida dans les arènes de Nîmes. C’est très fort, impressionnant, vrai. La beauté chorégraphique, les éléments, les couleurs, la musique, la foule, le soleil, la vie, les sens côtoient à chaque instant la mort réelle qui tournoie dans l’arène. L’émotion est palpable du début à la fin. Je me serais passé de la souffrance animale, mais c’est ainsi. C’est un spectacle très codé, une culture de plusieurs siècles qui nous est étrangère, ici. Pourquoi « tuer en public », diront ses opposants, fascine-t-il encore autant de gens? Parce que tout le drame de l’existence s’y retrouve. Si vous regardez uniquement le torero, c’est magnifique, un danseur qui ne cesse de risquer sa vie au quart de tour. Si vous observez juste le taureau, c’est impressionnant de fougue, de force, de présence, de beauté sauvage, et certainement d’une multitude d’états qui m’échappent. Les deux placés ensemble, leur pas de deux, renvoient inévitablement à l’image de la flamme et du papillon, le jeu du chat et de la souris, jouer à la roulette russe. On est souvent face à ses propres contradictions et paradoxes dans une corrida, le temps de quelques « courses ».

Exceptionnellement, le taureau pourra être gracié, tout comme le torero pourra être tué. L’exception de vivre et celle de périr.

Qui sait, à Paris, en 1983, Claude a peut-être éprouvé le désir irrépressible de se rapprocher au plus près des étincelles multicolores de ce danger mortel; de voir « jusqu’où on peut aller trop loin », pour reprendre le mot de Cocteau.

Claude a été tué pratiquement de la même manière que l’est le taureau dans une corrida. À petit feu, par une série de piques autour du cou, pour l’agacer, l’épuiser, suivi du coup de grâce dans le dos. On retrouve la même brutalité, la même barbarie. Le parallèle entre les deux est saisissant.

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Photo : © Rémy Boily

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