Florence-Agathe Dubé-Moreau est historienne de l’art. Celle qui a refusé de porter le jersey des Chiefs de Kansas City brodé d’un « Mrs. Duvernay-Tardif » signe ici un essai où elle interroge les dynamiques d’(in)égalités de genre dans les ligues sportives professionnelles américaines, particulièrement dans la National Football League (NFL) qu’elle a côtoyée pendant presque une décennie alors que son amoureux, le Québécois Laurent Duvernay-Tardif, y jouait sur la ligne offensive. Elle envisage le milieu comme l’un des « remparts du patriarcat où la discrimination de genre est exhibée, glorifiée ». Elle y analyse les rôles, ainsi que les responsabilités de chacun. Et, avis aux amateurs de sport : elle nous entraîne dans les coulisses, sur le terrain, nous fait vivre des émotions fortes tout en réussissant le pari de faire tomber de nombreux préjugés.

Vous avez été une WAG — une Wives and Girlfriends —, ce qui vous permet d’avoir un regard de l’interne sur l’industrie du sport, de laquelle vous faites, entre fascination et dégoût, une lecture des paradoxes qui y évoluent. Ce regard de l’interne teinte votre essai, car vous le ponctuez d’éléments tirés de votre vie, à vous et votre conjoint, qui permettent de rendre la lecture hautement humaine et de sortir de la seule théorie. Le choix de partager certains moments plus personnels s’est-il imposé d’emblée lors de votre processus d’écriture?
Les fragments autobiographiques ont carrément impulsé cet essai! J’avais exploré ce style grâce aux chroniques « WAGS moi non plus » que j’ai tenues pour le magazine Urbania en 2019, et dans lesquelles j’examinais mes craintes ainsi que mes tiraillements éthiques, féministes et politiques vis-à-vis de la NFL et de la culture du Midwest. Mon objectif était de faire des ponts, d’expliquer, de comprendre. D’une certaine façon, Hors jeu prolonge le même souhait. Il lève le voile sur les coulisses du sport, mais simultanément traite de ma double posture « arts et sports » : historienne de l’art à Montréal, compagne d’un joueur à Kansas City, et le sentiment d’imposture qui m’a longtemps tenaillée alors que je ne me sentais jamais tout à fait à l’intérieur ni à l’extérieur des scènes que j’investissais.

Le déclenchement de ce livre survient en 2014, lorsque mon partenaire de vie, Laurent Duvernay-Tardif, est repêché par les Chiefs de Kansas City, une équipe de la NFL. Ce que j’ai découvert de l’autre côté de la frontière américaine, dans l’enceinte de ce club sélect d’hommes qui jouent au ballon, a profondément changé mon regard sur l’impact du sport dans la lutte pour l’égalité entre les genres. Neuf ans plus tard se profile la fin de la carrière sportive de Laurent. Avant de clore ce chapitre de ma vie, je rêvais de prendre le temps d’approfondir cette incursion dans la NFL pour analyser plus globalement les rôles et responsabilités des sports professionnels à l’égard du féminisme et de la société.

« À la lumière de mes années dans les cercles de la NFL, je réalise la chance que j’ai eu de grandir dans un contexte socioculturel où on m’a dit que je méritais les mêmes droits, les mêmes chances et les mêmes rêves que les hommes; je constate à quel point nous sommes redevables aux féministes québécoises des luttes qu’elles ont livrées et qu’elles livrent encore », écrivez-vous. Vous évoquez notamment au cours de votre essai les autrices que sont Martine Delvaux, bell hook, Roxane Gay, Camille Toffoli, Jennifer Doyle, Sandrine Galand, Béatrice Barbusse, Silvia Federici. Sans elles, votre regard sur l’industrie sportive, voire votre expérience, aurait sans doute été différent. Selon vous, qu’est-ce que votre prise de parole, par la publication de cet ouvrage, ajoute à leurs discours et que dites-vous qui n’avait encore jamais été ainsi soulevé?
Toutes les autrices qui jalonnent l’essai ont façonné mon féminisme durant ces quelques années passées dans les estrades de la NFL. J’admets volontiers que je ne suis ni férue de sports ni spécialiste de théories féministes; j’ai été formée à analyser les productions visuelles et les représentations culturelles qui nous entourent, et c’est avec ce regard-là que je me penche sur le sport.

Au fil de ma recherche, je n’ai croisé aucun écrit qui traite des WAGS selon une approche féministe. Cette invisibilisation des conjointes de joueurs, autant par l’industrie sportive que par les analyses en culture, m’a profondément troublée. Ainsi, l’un des objectifs que je me suis fixés est de valoriser leur apport au sport professionnel. Au lieu de les juger, de disqualifier leur parole parce qu’on les trouve trop maquillées ou trop riches, j’invite à examiner dans quelle culture sexiste s’inscrit notre perception d’elles. J’espère dégager les potentiels féministes qu’elles portent.

Vous abordez plusieurs aspects des inégalités hommes-femmes de l’industrie du sport, notamment en expliquant les clauses abusives auxquelles sont confrontées les cheerleaders, la difficulté pour les femmes d’accéder à des postes d’arbitres ou d’entraîneuses, etc. Vous sensibilisez grandement le lecteur, féru ou non du sujet, sur les stéréotypes de genre par des exemples nombreux et détaillés. Vous brisez des préjugés tenaces. À la lumière de vos recherches, pensez-vous qu’il est encore possible de croire à un monde sportif égalitaire?
Devant la vitesse acquise par la place des femmes dans l’industrie du sport professionnel ces dix dernières années, j’ai acquis la conviction que l’avenir du sport passe par les femmes, et ce, même si elles ne pourront pas y arriver seules, et que la responsabilité d’un sport plus juste et égalitaire ne leur incombe pas exclusivement non plus. Les personnes en position de pouvoir devront s’atteler à la transformation d’un système qui avantage les hommes; les publics devront exiger davantage des diffuseurs et de leurs clubs préférés. Cela dit, jeter un coup d’œil en arrière pour constater le chemin parcouru peut nous donner l’énergie pour poursuivre le travail et créer ensemble un féminisme sportif pour toutes et tous.

Si vous ne pouviez faire lire votre ouvrage qu’à une seule personne (outre vos proches et dans la langue de votre choix), à qui aimeriez-vous le faire lire et pourquoi?
Katie Sowers : la première femme à travailler comme entraîneuse lors d’un Super Bowl. Elle a été très vocale sur la place des femmes dans le sport professionnel masculin, et continue de se battre pour plus de visibilité et de chances pour elles, notamment par l’intermédiaire du flag football féminin. Son histoire a inspiré tout un passage sur les entraîneuses dans l’ouvrage, et j’aimerais lui transmettre mon admiration.

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Photo : © Justine Latour

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