Frédérick Lavoie, reconnu pour l’indéniable qualité journalistique de son travail, possède cette capacité à susciter la réflexion sur des questions importantes. Celui dont les reportages — et les livres — sont souvent basés sur ses expériences personnelles du terrain ainsi que sur des histoires à échelle humaine a trouvé la recette pour donner une perspective intime à son travail, tout en mettant en contexte des enjeux sociaux et politiques complexes. Et jamais encore le tout n’avait été aussi réussi que dans Troubler les eaux.

Journaliste et écrivain québécois connu pour ses reportages et ses récits de voyage, Frédérick Lavoie a travaillé pour plusieurs médias, dont L’actualité, Radio-Canada et Le Devoir. Il s’est spécialisé dans le journalisme d’investigation et a couvert des sujets variés, notamment les affaires internationales. Fort d’une œuvre publiée riche et variée au sein de laquelle on retrouve entre autres Avant l’après : Voyages à Cuba avec George Orwell (2018), dans lequel il explore la réalité cubaine en se basant sur les écrits de George Orwell tout en offrant un regard personnel sur la vie quotidienne à Cuba sous le régime communiste, ou encore Ukraine à fragmentation (2015), dont l’acuité d’observation, la finesse de compréhension et la pertinence furent tristement prémonitoires, Frédérick Lavoie se caractérise par son approche immersive et son engagement envers un journalisme résolument narratif. Troubler les eaux, un livre qui devait d’abord s’intituler Dompter les eaux, marque toutefois un tournant dans le parcours et le corpus de l’homme.

Bénéficiant d’une généreuse bourse et d’un partenariat avec Le Devoir, le journaliste est pourtant gonflé à bloc quand il met le cap sur le Bangladesh avec en tête le projet d’aller à la rencontre des misères de ce pays avec l’eau, de sa menaçante omnipotence à la précarité de sa consommation. Mais la réalité s’avère finalement aussi troublante qu’intraduisible : « Entre 2016 et la touche finale au manuscrit, j’ai traversé une complète crise existentielle qui m’a dramatiquement fait prendre conscience et acte d’un décalage pratiquement irréconciliable avec ce pourquoi je me trouvais dans ce pays. J’ai erré dans les limbes, pris entre ce que je savais dire et ce qu’il faudrait dire. » C’est que les enjeux liés à l’eau et surtout ceux qui en font les frais sont particulièrement difficiles à représenter adéquatement à un public occidental. « Faire autorité, c’est toujours un peu la demande officielle », constate le journaliste. Mais cette fois, faire autorité ne saurait être vraiment honnête : « Ma méthode journalistique ne diffère en rien des standards et canons académiques en la matière, seulement je préfère accepter la part de broche à foin que la profession essaie généralement d’éliminer au maximum. Histoire de coller davantage à la réalité, je tâche d’aller au-delà des mises en scène, de capter et d’absorber le réel qui me tourne autour plutôt que de chorégraphier sa représentation. Au Bangladesh, je me surprenais à revenir déçu de produire aussi facilement des reportages clés en main; il n’y a aucun intérêt à aller confirmer des certitudes, à répéter le modus operandi classique pour finir par livrer un topo qui ressemble en tous points à n’importe quel autre topo sur le même sujet. » La révélation porte, et le reporter se met à réfléchir au métier, à ses méthodes, ses traditions, sa sévérité : « Au fil des ans, j’ai fini par développer les outils intellectuels pour concevoir autrement le journalisme, un secteur d’activité qu’on qualifie souvent de contre-pouvoir mais qui, d’abord et avant tout, est lui aussi un pouvoir, quand bien même il s’agirait du quatrième. »

Par-delà le sujet auquel il se consacre, c’est fatalement le journalisme lui-même que l’auteur interroge, au même titre que les motivations qui l’animent, lui : « Il faut savoir se disposer de façon à se rendre disponible à la remise en question. La rigidité du système médiatique, la peur de ce même système à montrer ses ficelles, tout ça mériterait qu’on y réfléchisse, qu’on s’autorise à améliorer ce qui pourrait l’être. Et je suis loin d’être le seul journaliste à éprouver le besoin d’un journalisme plus audacieux! »

Cet idéal théorique, dont il a bien conscience des difficultés pratiques en regard des impératifs médiatiques sous-tendant la dynamique actuelle, plutôt conservatrice et traditionnelle, ne l’empêche pas d’esquisser d’optimistes avenues : « L’élite médiatique n’a depuis déjà longtemps plus le monopole de la parole publique; il devrait y avoir un certain devoir d’honnêteté dans la pratique, des moyens pour négocier de ce qui importe. Je cherche quoi dire d’autre, qui serait plus intéressant, plus pertinent, plus fidèle à ceux qui sont la nouvelle de même qu’à ceux qui la font, sans oublier non plus ceux qui s’y abreuvent. Il y a une volonté éthique là-dedans. »

Troubler les eaux, au final, rend pourtant bien compte de la situation au Bangladesh, des nœuds qui accablent le pays et surtout ceux qui y vivent, à la merci de l’imprévisibilité des eaux et, par extension, de ce qu’y mener une vie finira éventuellement par exiger. Mais le livre va plus loin, acceptant la déroute et l’imprévu jusqu’à en faire des éléments constitutifs de l’expérience relatée. « Il m’a semblé, après avoir finalement terminé ce livre, qu’il aurait peut-être plus de difficulté à trouver son public que mes autres titres parus. Il ne s’adresse au fond ni au lecteur lambda, ni au professionnel d’épistémologie journalistique, ni même au citoyen informé, pas plus qu’à sa mère, sa sœur ou son cousin. J’écris surtout pour moi, en fait. En m’autorisant une prise de risque dont le potentiel révélateur, avec un peu de chance, multipliera les chances de me surprendre moi-même à mettre le doigt sur quelque chose que je ne savais pas même chercher. »

Entre désir d’intégrité, authenticité et professionnalisme, Lavoie soulève des questionnements dont la sanité n’a d’égale que la bienveillance et l’espoir de collectivement parvenir à faire mieux : « Ce livre, c’est aussi ma façon de repousser le désenchantement, de réenchanter ce métier que je fais, en un mot de m’atteler à résoudre les décalages. »

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Photo : © Hashim Badani

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