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Journée mondiale du théâtre : les éditeurs d’ici lèvent le rideau

Directrices et directeurs de collection, éditrices et éditeurs de théâtre ont accepté de lever le rideau sur leur précieux apport à la dramaturgie québécoise et à sa déclinaison en librairie.

Maud Brougère : © Catherine Genest

Publier du théâtre (un art vivant) signifie-t-il le figer ou, au contraire, le faire évoluer?
Le figer, au moins pour un temps. C’est même la tentative précise de prendre une photo d’une œuvre en mouvement constant. On le vit très concrètement pendant le processus d’édition, dans le cas où on travaille au livre pendant que le ou la dramaturge prépare l’entrée en scène : l’éditrice cherche la meilleure version du texte à imprimer une fois pour toutes, pendant que l’équipe en répétition continue de changer des affaires tous les jours. J’ai fait la paix avec ça depuis un moment, et j’encourage les auteurs et autrices à faire de même : le livre est l’image, la plus fidèle possible, d’un texte qui continuera à bouger sur les planches.

Et au final, c’est parce que cette version figée existe, qu’un metteur ou une metteure en scène pourra se saisir du texte un beau jour et lui donner une nouvelle couleur sur scène. Le faire évoluer, donc.

-Maud Brougère, codirectrice, collection « Pièces », Atelier 10

 

Maxime Raymond

Comment doit-on lire du théâtre publié (à voix haute, en groupe, comme un roman)?
Chez Ta Mère, on veut avant tout que le théâtre soit lu exactement comme n’importe quel autre livre, soit comme ça vous tente. Nous, on fait ça dans un bain moussant avec une grosse slush aux cerises, mais on n’est pas regardant sur la méthode. Contrairement à une salle de spectacle où c’est clair que de sortir en plein milieu avant la fin va mal passer, personne va vous juger sur l’usage que vous faites de votre livre. Vous pouvez même l’acheter juste pour la couverture ou pour faire croire à vos proches que vous lisez du théâtre.

Cela dit, on aime bien l’idée que vous lisiez la pièce en groupe, parce que ça vous fait acheter plus d’un exemplaire du livre, et ça, c’est bon pour les affaires…

-Maxime Raymond, éditeur, Ta Mère

 

Geneviève Pigeon : © Jean-Marie Lanlo

Est-ce mieux de lire la pièce avant d’aller la voir sur scène ou d’y replonger plutôt ensuite?
La collection « L’instant scène », chez L’instant même, a comme ligne éditoriale de publier les pièces au moment des premières représentations. Il arrive qu’on soit plus souples, mais de façon générale, le livre sort des presses alors que personne n’a encore vu la pièce sur scène. Nous découvrons donc le texte longtemps avant l’expérience scénique, à l’inverse de plusieurs spectateurs et spectatrices qui achètent le livre après la représentation. Je ne pense pas que l’un soit mieux que l’autre, en fait l’idéal serait de pouvoir faire des allers-retours entre les deux! La scène propose la vision de plusieurs personnes (mise en scène, costumes, musique, décor, lumière, interprétations) alors qu’à la lecture, chacun·e se construit son propre décor, son propre rythme. Ma suggestion serait de lire le livre avant, pour l’apprivoiser, et de le relire ensuite, pour se le réapproprier en observant comment d’autres ont pu le travailler. Aucune lecture n’est meilleure que l’autre, et ce mouvement dynamique permet de mettre en valeur la richesse et la profondeur du texte. Ça permet aussi de faire apprécier tout le travail, souvent oublié, de l’écriture des didascalies! C’est une partie essentielle de l’écriture du théâtre et on en parle trop peu.

-Geneviève Pigeon, directrice générale des éditions de L’instant même et présidente de l’ANEL

 

Diane Pavlovic : © Maxime Côté

Quelle est l’incidence du travail d’édition sur une pièce de théâtre?
Publier du théâtre, c’est affirmer son appartenance au champ littéraire. C’est marquer son impact dans l’actualité tout en l’inscrivant dans l’Histoire, c’est lui assurer une durée, une étendue qui dépassent le cadre de sa création à la scène. Un pied dans l’écriture et l’autre dans le spectacle à venir, le texte dramatique porte un monde en soi, a son propre souffle, et c’est en ce sens qu’il doit être travaillé.

Si elle poursuit des objectifs concrets de circulation des textes, l’édition théâtrale est donc aussi un acte de foi dans la parole singulière d’écrivains et d’écrivaines capables d’inspirer leur époque et de lui insuffler du sens. Le travail d’édition consiste à fixer l’œuvre à même, ou malgré, les changements qui ont pu survenir en répétition : coupure d’un personnage, structure… Ce writer’s cut peut à son tour influencer la production en cours, et bien sûr les créations subséquentes.

Car le livre s’émancipe de l’actualité de la pièce et tend plutôt la main au lectorat, et à l’avenir. Il n’est pas un satellite de la création, il ne l’« accompagne » pas. C’est l’inverse. La création est l’une des occurrences du texte; elle est datée dans le temps. Lui, il demeure.

-Diane Pavlovic, directrice du domaine « Théâtre », Leméac Éditeur

 

Olivier Sylvestre : © Guillaume Boucher

Lire du théâtre classique ou du contemporain? Quelles différences?
Bien sûr, il faut connaître ses « classiques ». Shakespeare, Pirandello, Racine, Ibsen, Wedekind, Tchekhov… ont forgé de grands récits d’humains en quête de dire, de se dire, de dépeindre leur époque, à travers les mots de leur auteur. Je dis « auteur » à dessein, car si on peut répertorier des autrices dramatiques à travers le temps, un grand nombre d’entre elles ont subi l’effacement de l’Histoire patriarcale. Or, des autrices contemporaines, il y en a beaucoup, et d’excellentes : Lefebvre, Perrade, Boisvert, Fréchette, Doummar, Monnet… Première raison de se tourner vers le théâtre d’aujourd’hui. La deuxième : l’humanité a vécu d’innombrables révolutions depuis que Molière a écrit son « Malade imaginaire ». Si les sentiments humains ne changent pas – et encore, ça se discute –, la façon de les écrire, elle, a considérablement changé. On peut toujours relire nos classiques en les transposant… mais pour éclairer notre époque, rien ne vaut l’écriture des vivant·es. Surtout qu’en plus, iels savent si bien se réapproprier la parole des morts.

-Olivier Sylvestre, auteur et directeur de la collection « théâtre » des éditions Hamac.

 

Yvan Bienvenue

Publier, lire… acheter le théâtre?
Il y a tellement de raisons de publier le théâtre (intellectuelles, culturelles, patrimoniales… politiques.); tellement de raisons de lire le théâtre (outre qu’académiques). Mais ce qui m’émeut le plus, dans le travail d’édition, c’est qu’on donne aux gens le pouvoir d’acheter le théâtre. Et pas seulement comme un souvenir, mais comme une charge d’humanité, d’amour. Suivez-moi bien. Le théâtre est une rencontre, et revenir d’une représentation avec un livre, certains diraient un album, c’est comme revenir à la maison avec le bouquet du premier rendez-vous. Bien sûr, il séchera avec les années entre les feuillets, comme la fleur du premier je t’aime, mais les plus belles fleurs d’amour ne sont-elles pas les fleurs séchées? Et, comme une fleur, il conservera pour toujours sa capacité de ranimer le cœur qui oublie trop souvent qu’il a frémi à ce baiser parfait dans le bon éclairage. Est-ce nous mon amour sur le fil du désir?

-Yvan Bienvenue, auteur et cofondateur de Dramaturges Éditeurs

 

Pour découvrir la programmation en librairie, les causeries et conférences mettant en vedette les éditeurs et dramaturges, rendez-vous sur ce lien.

Libraire en vedette : Benjamin Couillard

Benjamin souhaitait être libraire pour sauter à pieds joints dans le monde de la lecture et continuer d’y grandir. Évidemment précieuse dans sa vie, la lecture fait de surcroît partie intégrante de ses études et de son travail : il étudie présentement à l’Université Laval au baccalauréat en études et pratiques littéraires et depuis décembre 2022, il travaille à la Librairie Le Mot de Tasse, une librairie-café, qui est d’ailleurs son lieu préféré pour lire. Engagée au sein de son quartier, cette librairie s’avère également un repère pour la communauté où plusieurs événements littéraires et culturels ont lieu presque chaque semaine. « La librairie est empreinte d’une ambiance chaleureuse, amicale et réconfortante », nous précise Benjamin, dont la mentore est la propriétaire Chantal Savoye, une personne généreuse, altruiste et inépuisable, selon ses dires, qu’il apprécie énormément. Ça tombe bien parce que selon lui, il s’agit d’un métier de partage, de discussion et d’échange des savoirs, des univers et d’humanité. Exemple récent de ce riche dialogue qui fait le bonheur du libraire : après les fêtes, une cliente est revenue en librairie pour le remercier chaleureusement de ses conseils pour dénicher des cadeaux livresques qu’elle voulait offrir à ses petits-enfants. Ses suggestions ont fait fureur.

Outre sa passion pour la lecture, Benjamin s’adonne à l’improvisation au sein de la Ligue d’improvisation dangereuse de l’Université Laval, enseigne la voile et pratique la course à pied. Allez au Mot de Tasse à la rencontre de ce libraire-barista passionné et passionnant, qui affectionne particulièrement la littérature québécoise! Parmi ses dernières lectures, on compte d’ailleurs la biographie Godin de Jonathan Livernois (Lux) et Jyothi d’Elsa Simone (Druide).

Photo : © Ludovic Gauthier

Qui es-tu, pour qui craques-tu?

Lise Gaboury-Diallo
(Manitoba)

Professeure, autrice et membre active de l’Association des auteur·e·s du Manitoba français, Lise Gaboury-Diallo a signé divers types de textes et a reçu des prix et distinctions, dont le premier prix de poésie française du Concours littéraire national de Radio-Canada pour Homestead (2004) ainsi que le Prix littéraire Rue-Deschambault à trois reprises : en 2009 pour le recueil de poésie L’endroit et l’envers (2009), en 2011 pour le recueil de nouvelles Lointaines et en 2023 pour le recueil de poésie Petites déviations. Elle a récemment publié aux Éditions du Blé Quatre écarts, en poésie, et Juste une moitié de lune, un recueil de nouvelles.

Lise Gaboury-Diallo a craqué pour :
La fille du facteur, Josée Thibeault, Éditions du Blé, 2023

Je suis née à Saint-Boniface (Manitoba) et faute d’écoles françaises publiques, j’ai dû fréquenter une école privée pour pouvoir étudier en français. Mes parents m’ont beaucoup encouragée à lire et à écrire, deux passions qui ne m’ont jamais quittée. Je suis actuellement autrice et professeure au Département d’études françaises, de langues et de littératures à l’Université de Saint-Boniface.

Mon coup de cœur : La fille du facteur de Josée Thibeault. Cette Québécoise d’origine a choisi de s’installer à Edmonton (Alberta) depuis de nombreuses années maintenant. Dans son récit « poétique et théâtral », comme le précise le sous-titre, l’autrice se propose de tracer « la cartographie des lieux de sa mémoire », comme l’écrit l’éditeur, un exploit qu’elle réussit avec brio.

Pourquoi cette œuvre a-t-elle marqué mon imaginaire? D’abord, elle aborde de façon très originale des sujets universels comme le déplacement, la quête identitaire, les liens familiaux, l’amour et j’en passe. La façon inventive avec laquelle ce récit se déploie m’a enchantée : Josée Thibeault tisse habilement ensemble plusieurs fils thématiques dans un texte fluide et touchant. Puis, le style de cette autrice, qui écrit avec verve et de manière très imagée, m’a séduite. J’ai apprécié l’alternance entre les textes en prose et les poèmes souvent inspirés du « spoken word ». Enfin, son texte captivant s’adresse à un large public. La charge émotive empreinte de sincérité qui se dégage de ce récit ne laissera personne indifférent. Quelle belle découverte!

 

Lyne Gareau
(Colombie-Britannique)

Lyne Gareau est passionnée de littérature et de langue française, deux assises qui ont orienté sa carrière dans l’enseignement et l’écriture. Elle a enseigné le français au primaire et à l’université et elle écrit tant pour les jeunes que pour les adultes. Son tout premier roman grand public, La librairie des insomniaques, a été publié en 2017. On lui doit également, entre autres, un recueil de nouvelles, Le chat Janus et un « roman-théâtre » intitulé Les didascalies; ainsi que des ouvrages jeunesse Emily Carr : Une artiste dans la forêt, La planète des épaulards et Isalou. L’autrice partage aujourd’hui sa vie entre Vancouver et l’île Saturna.

Lyne Gareau a craqué pour :
Juste une moitié de lune, Lise Gaboury-Diallo, Éditions du Blé, 2023

Québécoise d’origine, je décide de m’établir en Colombie-Britannique le jour même de mon arrivée; j’ai alors 20 ans. Venue étudier l’anglais, j’ai eu un coup de foudre pour la nature sauvage de la côte Ouest et je m’y suis enracinée.

Le français demeurera cependant à jamais la langue de mon imaginaire, celle dans laquelle je choisis d’exprimer la beauté de ma région du Pacifique. Je voyage ainsi entre le roman et le théâtre, l’aventure et la poésie, l’autofiction et le conte. Mon univers est peuplé d’ermites, de tambours magiques, de chats bavards, d’insomniaques, d’épaulards et d’îles, de mers et de forêts.

Au fil des ans, en explorant l’univers littéraire francophone des provinces de l’ouest, j’ai été séduite par l’œuvre de Lise Gaboury-Diallo, écrivaine du Manitoba largement primée et reconnue pour son apport à l’éducation, à la littérature et à la promotion de la francophonie manitobaine.

Le titre de son dernier recueil de nouvelles, Juste une moitié de lune, reflète bien la poésie qui marque son écriture. Dans une langue limpide, riche et évocatrice, Lise Gaboury-Diallo nous entraîne tour à tour à la suite de deux enfants qui cherchent à se mettre à l’abri des bombes, dans le salon d’une femme qui vient de perdre son mari, chez les dieux, dans un banc de neige, en Afrique, et bien ailleurs. Dans ces mondes souvent marqués par la souffrance, la demi-lune, une image à la fois fragmentaire et sereine, apporte une lueur d’espoir.

 

Photo : © Keith Race

Pierre-André Doucet
(Nouveau-Brunswick)

Pianiste, écrivain et travailleur culturel, Pierre-André Doucet est reconnu pour la vivacité de ses paysages sonores, la musicalité de ses textes. Il a publié en 2012 un recueil de récits, Sorta comme si on était déjà là, suivi d’un roman en 2020, Des dick pics sous les étoiles, tous deux aux éditions Prise de parole. D’autres textes sont parus dans les revues Ancrages, Impossible Archetype et Voix plurielles. Il mène une carrière active en tant qu’interprète, et ses projets musicaux l’ont amené à se produire partout au Canada, ainsi qu’en Afrique du Sud, aux États-Unis et en Europe. Il est le codirecteur artistique de l’Été musical de Barachois, dans son Acadie natale, et il a assuré la direction artistique du Festival Frye, le plus grand festival littéraire du Canada atlantique, en 2021 et 2022. L’automne dernier, on lui confiait la direction artistique d’Une maison traversée, l’événement célébrant les 50 ans de Prise de parole au Festival international de littérature.

Pierre-André Doucet a craqué pour :
Petits poèmes sur mon père qui est mort, Georgette LeBlanc, Perce-Neige, 2022

J’ai grandi à Moncton, au Nouveau-Brunswick, la ville la plus bilingue de la province, la plus bilingue au pays, un lieu de dualités et de paradoxes. Une ville-banlieue en plein cœur de l’Acadie, et pourtant aussi à son extrême frontière, à la fois métropole et ambassade. Traversée d’une rivière-chocolat qui coule dans les deux sens, érigée de marais-béton, une ville où le poème est voisin du vulgaire et où le contact langagier est incontournable. Dès un jeune âge, j’y ai connu le plein air, le placard et les autoroutes, les cultures plurielles, et les brèches du possible. Il va donc sans dire que l’identité, la langue et l’imaginaire animent ma démarche, et que je lis avec beaucoup d’intérêt les auteurs et autrices qui créent aussi dans les tensions et les interstices, comme Georgette LeBlanc, poète acadienne du Nouveau-Brunswick.

Lire Georgette, c’est plonger dans une épopée poétique, dans une Acadie tout autre que celle que j’ai connue. Elle donne voix, corps et âme à des personnages qui me sont étrangers, même si j’ai l’impression de toujours les avoir connus. Sa plume est sobre, sans prétention, et se déploie comme une tendresse. Dans Petits poèmes sur mon père qui est mort, elle nous offre un genre d’anti-saga, un portrait du deuil sans artifice et d’une intimité saisissante. C’est un tour de force qui démontre qu’à n’importe quelle échelle, Georgette écrit le vrai, avec assurance et amour, comme peu d’autres savent le faire.

 

Photo : © Dolores Breau

Georgette LeBlanc
(Nouveau-Brunswick)

Georgette LeBlanc est titulaire d’un doctorat en études francophones à l’Université de Louisiane à Lafayette. Écrivaine depuis 2007, poète, chanteuse et traductrice, elle a également écrit pour la télévision et la musique, a été la poète officielle du Parlement canadien en 2018 et dirige la collection « Acadie tropicale » aux éditions Perce-Neige. L’oralité occupe une grande place dans l’œuvre de cette autrice qui a grandi en Nouvelle-Écosse et qui est actuellement chargée de cours en création littéraire à l’Université de Moncton, au Nouveau-Brunswick.

Georgette LeBlanc a craqué pour :
Rivières-aux-Cartouches, Sébastien Bérubé, Perce-Neige, 2023

J’écris, je publie et je pense à ce que l’écriture veut dire depuis mes premiers pas dans la bibliothèque de mes parents. Je m’y intéresse parce que l’écriture n’a pas été chose facile depuis mon village d’origine dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, en Acadie.

Sébastien Bérubé, poète, célèbre la beauté difficile du Madawaska et s’en prend à cœur joie à ceux-là et à celles qui osent le bafouer, aux hypocrites et aux surconsommateurs qui en abusent.

Dans Rivières-aux-Cartouches, on découvre des personnages comme une lointaine parenté. D’une nouvelle à l’autre, il nous invite à suivre et à vivre parmi les siens, qui s’arrangent dans la vie comme ils le peuvent, et ce, à l’extrême frontière du « bien paraître ». Chaque nouvelle du recueil est une exploration surprenante, juste et viscérale de ce que cela veut dire « vivre au village », sur le territoire.

Rivières-aux-Cartouches est un recueil de nouvelles qui se lit comme un roman. Le ton est franc, les propos sont osés, la prose coule et d’une nouvelle à l’autre, un univers littéraire se déploie. La tendresse est palpable dans Rivières-aux-Cartouches. Impossible d’écrire cet univers sans aimer le monde qui l’inspire, même dans ses moments les plus difficiles. « Son monde », le Madawaska de Sébastien Bérubé, dans ce recueil encore tout chaud, tout vivant, est un univers littéraire incontournable.

 

Photo : © L.K.

Didier Leclair
(Ontario)

Didier Leclair, de son vrai nom Didier Kabagema, est né en 1967 à Montréal. En 1987, après avoir vécu dans différents pays d’Afrique francophone, il revient au Canada suivre des études de lettres à l’Université laurentienne à Sudbury. Il poursuit ensuite au Collège universitaire Glendon, à Toronto, avant de devenir journaliste à la télévision française de l’Ontario (TFO). Plus tard, il devient reporter à la radio de Radio-Canada. Aujourd’hui, il est évaluateur de français au YMCA.

Didier Leclair a remporté le Prix littéraire Trillium en 2001 pour son premier roman, Toronto, je t’aime, tandis que son deuxième roman, Ce pays qui est le mien, a été finaliste pour un Prix littéraire du Gouverneur général en 2004. Il est également lauréat du prix Christine-Dumitriu-van-Saanen du Salon du livre de Toronto en 2016.

Didier Leclair a craqué pour :
Adieu, Staline!, Lamara Papitashvili, Éditions David, 2023

La passion des mots m’est venue rapidement. J’ai grandi dans une famille de littéraires. Même si mon père était médecin, il s’agissait de son deuxième choix. Le premier était sciences politiques. Ma mère aimait les arts visuels, mes sœurs avaient de meilleures notes dans les matières littéraires.

Je vis à Toronto et j’ai dix romans à mon actif. Les référents culturels qui m’inspirent sont le multiculturalisme extraordinaire de ma ville et la détermination des immigrants à trouver leur place au soleil. Toronto a des activités pour les francophones comme le Festival international du film francophone. On a aussi des médias en français. La réalité sociopolitique de Toronto et de l’Ontario fait notamment montre d’un manque de services en français. Cependant, la communauté franco-ontarienne est résiliente. Le Commissariat des services en français n’existe plus. Mais nous avons une université entièrement francophone (l’Université de l’Ontario français), un salon du livre et la Lieutenante-Gouverneure de l’Ontario est une Franco-Ontarienne, née au Québec.

Mon coup de cœur est le deuxième roman de l’écrivaine torontoise Lamara Papitashvili intitulé Adieu, Staline! C’est l’histoire de la fuite de deux amis géorgiens pour atteindre l’Amérique et la liberté. Le roman se déroule au début des années 1930. Sa plume est admirable, les descriptions des lieux et du paysage d’Europe de l’Est, puis de la Turquie et du Liban, sont à couper le souffle. Les émotions sont fortes et mémorables. Ce livre mérite d’être découvert par le Québec et la francophonie dans son ensemble.

Valoriser la littérature jeunesse francophone

Comment gère-t-on une bibliothèque francophone hors du Québec? Delphine Godefroid, qui dirige celle du Centre culturel francophone de Vancouver, nous invite dans son quotidien, où sa passion pour la littérature jeunesse en français s’exprime pleinement. Plongez dans son univers, où la richesse de la francophonie canadienne est à l’honneur!

Le Centre culturel francophone de Vancouver
Ce qui m’a tout de suite attirée au Centre culturel francophone de Vancouver, c’est la diversité des activités et services en français qu’il offre à l’ensemble de la population de la métropole. Le français étant en minorité linguistique en Colombie-Britannique, cette programmation permet aux participants et participantes de se connecter à la communauté francophone et de développer un sentiment d’appartenance. De plus, je dois dire que je n’ai pas le temps de m’ennuyer! Entre l’accueil des visiteurs et visiteuses au quotidien, le bon fonctionnement de la bibliothèque, les projets en tous genres et les inscriptions aux différentes activités, mes journées sont bien chargées. Je suis aussi responsable de trier les donations de livres que nous recevons. En effet, dans la section adulte de la bibliothèque, on retrouve uniquement des livres d’auteurs et d’autrices francophones. Les autres livres offerts (les traductions, par exemple) sont plutôt envoyés à notre librairie de seconde main.

La bibliothèque du Centre
Ce qui m’anime le plus dans mon travail concerne la bibliothèque jeunesse. Depuis ma petite enfance, les albums jeunesse ont tenu une place très importante dans ma vie. C’est d’ailleurs en découvrant la variété des livres jeunesse dans un salon de l’éducation en Belgique que j’ai commencé des études pour devenir institutrice au primaire. Pouvoir donner accès aux enfants du Grand Vancouver à des livres récents en français constitue donc une des tâches qui me tient le plus à cœur. En tant que gestionnaire de la médiathèque, je suis aussi responsable des différents projets qui la concernent. Dès mon arrivée dans l’équipe, j’ai d’ailleurs proposé un nouveau concept: vendre les livres de seconde main de notre librairie à prix libre, pour acheter avec ces sommes de nouveaux ouvrages pour la bibliothèque jeunesse.

En effet, il nous semblait important de pouvoir proposer aux jeunes des ouvrages modernes avec des thématiques actuelles, ce que nous ne retrouvions pas toujours dans nos donations. Et ce projet est une belle réussite, puisqu’en l’espace d’un an, nous avons pu acheter plus de 100 nouveaux livres adressés aux 0 à 18 ans! Ce souffle de renouveau à la bibliothèque jeunesse attire de plus en plus de familles francophones et francophiles pour lire et emprunter des livres.

Thématiques, thèmes du mois et boîtes surprises
Si la plupart de nos livres sont rangés par genre et par âge, nous avons également une section qui rassemble différents ouvrages sur certaines thématiques qui nous tiennent à cœur: les émotions, la connaissance de soi et des autres, le genre et la sexualité, les Premières Nations, le deuil, l’écologie, la différence, etc. Nous conseillons régulièrement des livres parmi ces thématiques aux parents qui cherchent un support en français pour aider et éduquer leurs enfants. Chaque mois, nous mettons également en place notre «Thème du mois». Nous le centrons tantôt sur l’œuvre d’un auteur ou d’une autrice, tantôt sur des activités saisonnières, des sujets d’actualité ou d’autres thématiques amusantes et intéressantes. L’hiver dernier, j’ai aussi lancé le projet des «boîtes surprises». À certaines périodes de l’année, les enfants peuvent trouver par hasard dans la bibliothèque une boîte surprise scellée qui contient quatre ou cinq livres et des surprises (des jeux, des idées de bricolages et parfois même des friandises!) destinés à une certaine tranche d’âge. Des indices sont collés dessus pour en deviner le thème, mais les enfants doivent emprunter la boîte pour savoir exactement ce qu’elle contient. Inutile de dire qu’iels adorent ça!

 

DELPHINE GODEFROID
Diplômée en 2011, Delphine Godefroid a commencé à enseigner au primaire en Belgique, avant de s’envoler en 2017 pour Vancouver et d’y devenir éducatrice puis assistante à la direction dans un service de garde. Début 2022, elle a démarré une nouvelle aventure professionnelle en tant que gestionnaire du service à la clientèle et de la médiathèque au Centre culturel francophone de Vancouver.

 

 

Article tiré du magazine
CJ, qu’est-ce qu’on lit?

Édition la plus récente :
Le numéro hiver 2024
« Les joies de l’hiver et
la francophonie pancanadienne »

 

 

Ce contenu vous est offert grâce à notre partenariat avec Communication-Jeunesse. Depuis 1971, cet organisme à but non lucratif pancanadien se donne le mandat de promouvoir le plaisir de lire chez les jeunes et de faire rayonner la littérature jeunesse québécoise et franco-canadienne.

Illustration tirée du livre Les héros sous zéro (La courte échelle) : © Cyril Doisneau

Écrire en français d’un océan à l’autre

Des plumes qui ouvrent la voie
Quiconque s’est déjà intéressé aux littératures franco-canadiennes a entendu parler des grandes voix qui ont ouvert la voie à l’époque de la littérature canadienne-française, soit de 1867 à 1969, particulièrement de Gabrielle Roy, du Manitoba, d’Antonine Maillet, du Nouveau-Brunswick, ou de Jean Éthier-Blais, de l’Ontario. Tous les trois ont fait carrière au Québec car avant 1972, il n’existait pas de maison d’édition francophone à l’extérieur du Québec. La vie littéraire pouvait néanmoins être assez active dans certains grands centres comme Ottawa, mais la capitale nationale était sans doute une exception à l’époque. D’autres écrivains et écrivaines de cette époque sont moins connus, comme Ronald Després, un Acadien qui a fait carrière à Ottawa, ou des dramaturges comme Régis Roy, de l’Ontario, dont les pièces ont été très prisées au XIXe siècle. Si Gabrielle Roy, Antonine Maillet et Jean Éthier-Blais sont encore lus, ce n’est pas le cas de Régis Roy et de Ronald Després en dépit de la modernité (pour l’époque) de leur œuvre. Les romans de Després sont encore aujourd’hui assez difficiles d’accès. La génération qui prend la parole en 1970 voudra se démarquer de leurs prédécesseurs. Elle fondera son originalité sur des choix linguistiques, thématiques et institutionnels inédits jusqu’alors.

Dans quelle langue écrivent les écrivains franco-canadiens?
Les écrivaines et écrivains franco-canadiens vivent dans un contexte où le français est minoritaire. Maîtrisant bien souvent les deux langues officielles, ils peuvent choisir d’écrire en français ou en anglais, voire dans diverses variétés de français. Dans La Sagouine, Antonine Maillet opte pour l’acadien traditionnel qui lui permet de placer le lectorat et les spectateurs québécois devant l’étrangeté de l’Acadie, tout en établissant des liens avec les langues parlées dans les régions du Québec. L’utilisation des langues vernaculaires deviendra chose de plus en plus courante même si plusieurs autrices et auteurs choisissent toujours d’écrire en français standard. Faire advenir la langue locale à la littérature est un choix idéologique pour nombre d’entre eux, une façon de valoriser la langue de la région et de contrer l’insécurité linguistique omniprésente. Si le théâtre est un genre privilégié pour mettre en scène l’oralité (pensons à André Paiement, Jean Marc Dalpé ou Michel Ouellette en Ontario ou Marc Prescott au Manitoba), les langues populaires sont aussi présentes à des degrés divers dans le roman, les nouvelles et la poésie. Alors que des poètes phares des années 1970, comme Herménégilde Chiasson (Nouveau-Brunswick), Andrée Lacelle (Ontario), Paul Savoie (Manitoba-Ontario) ou J.R. Léveillé (Manitoba) privilégient le français standard et abordent des thématiques davantage universelles, d’autres, surtout de la génération suivante, n’hésiteront pas à plonger dans le vernaculaire. C’est le cas, par exemple, de Georgette LeBlanc (Nouvelle-Écosse) qui inclut des mots en acadjonne, la langue de la Baie Sainte-Marie, notamment dans ses recueils Alma, Amédé et Prudent. Son roman Le grand feu est, lui aussi, rédigé dans cette langue musicale qu’elle laisse toutefois de côté dans son plus récent recueil, Petits poèmes sur mon père qui est mort, où la langue se fait douce et simple comme dans une berceuse. Au Nouveau-Brunswick, dans le sud de la province, ce sera le chiac qui sera valorisé grâce à plusieurs poètes, dont Gérald Leblanc, qui l’utilise avec parcimonie, en dépit du titre d’un de ses recueils, Éloge du chiac. Cette langue devient même une thématique dans des romans de France Daigle (Pas pire, Un fin passage, Petites difficultés d’existence et Pour sûr), alors que ses œuvres précédentes étaient dans une langue épurée, marquée par l’ellipse ou ce qu’on a appelé la litote acadienne. Daigle, ayant écrit quelques pièces de théâtre pour la compagnie Moncton Sable, s’est vue confrontée à l’obligation de faire parler ses personnages, ce qu’elle évitait dans ses premiers livres. Le désir de vraisemblance a mené à l’utilisation du chiac, d’un certain chiac littéraire, plus accessible à l’ensemble du lectorat. En Ontario, c’est le joual franco-ontarien, très près du joual québécois, qui sera en vedette dès les années 1980, dans les romans de Daniel Poliquin ou la poésie de Patrice Desbiens. Plus à l’ouest, le vernaculaire est peu utilisé, mais l’anglais est très présent comme dans les magnifiques poèmes de Pierrette Requier, details from the edge of the village, qui sont écrits en français ou en anglais; certains, comme « Notre père » et « Our Father », se font écho. Il devient même une thématique centrale de la pièce Sex, Lies et les Franco-Manitobains de Prescott. L’utilisation des variétés locales de français, parfois avec des passages en français standard, voire en anglais, dote les œuvres d’un pouvoir évocateur certain. Pour le lectorat du Québec ou d’ailleurs dans le monde, il y a là une touche exotique qui capte l’intérêt. Outre l’effet de réel qui en découle, l’utilisation des langues vernaculaires permet d’exprimer la réalité locale, de valoriser ses particularités. Il n’en demeure pas moins que le français plus standard reste la norme. Il faut se méfier des idées préconçues que l’on peut avoir au sujet des littératures franco-canadiennes. Si elles apparaissent à un moment de revendications identitaires, elles sont fort peu axées sur des thématiques particularistes. Les œuvres couvrent l’ensemble des sujets que l’on trouve dans toutes les littératures. Aujourd’hui dotées d’institutions littéraires qui leur sont propres, les littératures franco-canadiennes s’épanouissent.

Bibliothérapie : Ces livres qui donnent espoir

Avec une écriture pleine de lumière et de compassion, les auteurs et auteures ont la capacité de mettre en scène des personnages qui se débattent, s’abîment et se noient dans la douleur, mais qui remontent ensuite la pente après être allés au plus bas. Là réside tout le talent des écrivains qui réussissent à faire apparaître peu à peu une porte entrouverte vers laquelle nous nous rendons avec le personnage principal et son ou ses anges gardiens. Une fois le livre terminé, nous ne pouvons que pousser un soupir de soulagement et de bien-être. La magie a opéré.

Parmi ces livres qui redonnent espoir, commençons par J’ai choisi janvier de Nathalie Roy (Libre Expression), en partie l’histoire vraie de l’auteure qui a dû faire face à la décision de son père de faire appel à l’aide médicale à mourir. Dans un refus total de cette situation, Lili tente de convaincre son paternel de changer d’idée et de rester avec les membres de sa famille le plus longtemps possible. Son fils adolescent, triste mais respectant le choix de son grand-père, aidera sa mère à surmonter ce déni de l’évidence et à en sortir plus forte. Une histoire d’actualité qui touche et fait réfléchir.

Chercher Sam de Sophie Bienvenu (Le Cheval d’août) nous amène dans la traque du fameux Sam, le chien du personnage principal, Mathieu. L’intense désespoir de Mathieu nous donne carrément envie d’entrer dans le roman pour l’aider à récupérer cet être aussi précieux à ses yeux. En parallèle, l’auteure raconte le passé qui a mené le jeune homme à tenir autant à Sam. La route est sombre et semble parfois sans issue, mais la lumière filtre à travers les interstices et nous laisse avec un sourire aux lèvres. Une lecture qui frappe par moments, mais qui apporte aussi un sentiment d’espoir en l’être humain.

L’auteure française à succès Mélissa Da Costa a écrit plusieurs romans remplis de vie, dont Les lendemains (Le Livre de Poche). Amande vient de perdre son mari et se réfugie dans une petite maison en Auvergne, isolée de tout et de tous. Anéantie, elle tente de survivre à son deuil déchirant sans en avoir la volonté, jusqu’à ce qu’elle découvre les vieux calendriers horticoles de la propriétaire précédente. En se plongeant dans le jardinage de tout acabit, elle recommence à voir les couleurs et la beauté de son environnement, sort de son cocon funèbre et s’ouvre au monde extérieur. D’une plume douce et pleine de compassion, l’auteure peint un arc-en-ciel d’émotions dans une noirceur opaque.

Restons dans la thématique funèbre avec le roman Changer l’eau des fleurs de Valérie Perrin (Le Livre de Poche) où nous faisons la rencontre de Violette, une garde-cimetière qui prend soin des familles endeuillées en les écoutant et en entretenant les lieux avec les deux fossoyeurs. Cependant, personne ne sait ce qui a poussé cette jeune femme à prendre ce type de travail et à habiter un endroit que les gens tentent habituellement d’éviter. L’auteure nous dévoile avec transparence et humour les différentes strates de la vie parfois douloureuse de Violette. Un pur bonbon de lecture qui fait du bien.

Dans son œuvre La délicatesse (Folio), adaptée au cinéma en 2011, David Foenkinos nous tricote une histoire d’amour entre Nathalie, qui se perd dans son travail depuis des années pour oublier le décès accidentel de son mari, et son collègue quelque peu particulier Markus. À travers le combat de la jeune femme avec ses sentiments et l’évolution de sa relation avec un homme autre que son époux, le patron des tourtereaux fera des siennes par jalousie. Touchant, intelligent et marqué d’une touche d’humour, ce roman vous donnera envie de lire toute l’œuvre de David Foenkinos.

Tellement de merveilleuses lectures qui redonnent espoir dans les moments difficiles et si peu de place pour vous les présenter! Je vous offre tout de même quelques perles supplémentaires. Marie-Christine Bernard, dans le roman Matisiwin (Stanké), nous fait suivre Sarah, une Atikamekw, à travers les moments difficiles de sa vie par la voix de sa grand-mère décédée, sa kokom. Un beau chant d’amour et de possibles. Ensuite, avec Marie qui s’est enfuie loin des antiquités québécoises de son père pour vivre dans l’ère moderne avec un conjoint très techno, Obsolète d’Alexandra Gilbert (Stanké) montre le chemin à parcourir pour faire la paix avec son passé et apprendre à mieux se connaître. C’est ce que la protagoniste devra faire lors du décès de son paternel, élucidant également comment se débarrasser de toutes ses vieilleries de manière respectable. Dans un ton plus léger, Marie-Renée Lavoie, dans Autopsie d’une femme plate (BQ), nous fait découvrir Diane, une femme d’âge moyen, qui vient de se faire larguer pour la jeunesse par son mari. Entourée de personnages attachants, elle se relèvera avec une masse et une bonne dose d’humour. Pour terminer, Au pays du désespoir tranquille de Marie-Pierre Duval (Stanké) touche un sujet d’actualité : l’épuisement professionnel. Marie a une carrière florissante et envahissante en télévision, un mari attentionné et un fils adorable, mais elle ne fournit plus à la demande. Elle devra s’arrêter et se retrouver pour revoir la beauté de ce qu’elle possède en dehors du boulot.

Voilà! Permettez-vous un moment de lecture pour affronter vos zones d’ombre afin d’en ressortir grandi, les yeux pétillants d’espoir en vos possibilités.

Les incontournables de la saison

Photo : © Émilie Dumais

Frappabord
Mireille Gagné, La Peuplade, 216 p., 26,95$
Mireille Gagné, poète et romancière née à L’Isle-aux-Grues, avait embrassé un succès colossal avec son précédent roman, Le lièvre d’Amérique. Avec autant de mentions et de prix l’ayant distingué, la barre était haute pour épater à nouveau ses lecteurs. Mais voilà : la talentueuse autrice y est parvenue et s’est surpassée avec Frappabord, une puissante histoire mettant en scène le fragile équilibre du monde, mis à mal par la malveillance des hommes.

Ce livre, dont plusieurs passages font habilement place à une écriture sensuelle, nous entraîne sur les berges du Saint-Laurent à deux époques, dont les narrations s’alternent. On débarque d’abord, en 1942, à Grosse-Île, aux côtés de l’armée américaine et d’une multitude de scientifiques tenus au silence. Parmi eux, Thomas, jeune entomologiste, qui y découvrira d’impressionnants frappabords se reproduisant aux creux de « plantes cadavres », une espèce à l’odeur pestilentielle. On plonge ensuite à l’époque contemporaine du côté de Montmagny, alors qu’une canicule sévit et qu’une étrange épidémie pousse les hommes à des états de rage jamais vus. On y suit Théodore et son grand-père, dans une trame filiale riche en émotions. Alors que les deux histoires avancent et se déploient avec aisance, le lecteur, impatient de tourner les pages, voudra à tout prix comprendre ce qui s’est passé dans les années 1940, se doutant pertinemment de ses répercussions sur les étranges événements qui ont actuellement cours. Ici et là se trouve également entre les pages de cet ouvrage une narration au « je », portée par nul autre que l’insecte dont l’espèce se multiplie à une vitesse inquiétante : la mouche noire, qui se nourrit du sang, épais et chaud, des humains…

Photo : © Lou Scamble

Ce désir me point
Claire Legendre, Leméac, 160 p., 17,95$
« S’identifier à ce qui nous manque est forcément délétère : je suis celle qui a aimé, celle qui a souffert, celle qui est partie et qui erre. Je suis un désir béant. J’apprends en l’écrivant à chérir la plaie ouverte que je ne sais pas combler. » Après Le nénuphar et l’araignée dans lequel elle explorait les peurs, Claire Legendre décortique cette fois toutes les formes du désir, le sonde dans toute sa complexité. Que ce soit le désir de plaire, de posséder, celui de vouloir être désiré, l’amour ou son attente, le désamour, le célibat, les déceptions, le désir sexuel ou son absence, l’impossibilité du désir, les désirs non comblés ou les histoires impossibles, tout y passe. Avec une écriture ciselée et intime, ce livre lucide s’avère à la fois désarmant, confrontant et fascinant, voire un exutoire dans lequel il est possible de se reconnaître, qui peut mettre un baume sur les blessures du cœur et la solitude.

Photo : © François Desrochers

Je vous demande de fermer les yeux et d’imaginer un endroit calme
Michelle Lapierre-Dallaire, La Mèche, 210 p., 22,95$
Cette autofiction de Michelle Lapierre-Dallaire, essentiellement centrée sur la relation à la mère, nous surprend, choque et interroge. La figure maternelle est objet d’adoration et, pour la narratrice, elle constitue à la fois sa raison de vivre et l’empêchement de son propre affranchissement, lequel pourrait la conduire à une pleine reconnaissance de soi. L’autrice se place dans une position de grande vulnérabilité en exposant les parts fragiles d’elle-même, son rapport au désir et à la sexualité, ses obsessions, les abus, l’automutilation, sa colère des hommes. Elle relate des événements significatifs, qu’il soit question des jeux avec ses Barbie, du comportement abject de son beau-père, du mensonge qui s’érige parfois en bienfaiteur ou de sa recherche constante de l’amour et de l’assentiment de sa mère. Par cette mise à nu, l’écrivaine essaie de comprendre les mécanismes qui sous-tendent ses pensées et ses actions, et élabore une écriture de l’intime pertinente en ce sens qu’elle parvient à réfléchir son interaction au monde.

 

Photo : © Alma Kismic

La nébuleuse de la Tarentule
Mélissa Verreault, XYZ, 392 p., 29,95$
Après avoir notamment publié Voyager léger, L’angoisse du poisson rouge et Les voies de la disparition, Mélissa Verreault revient avec un nouveau roman qui joue avec les frontières entre la réalité et la fiction. Mélisa (un seul s pour la narratrice) croise un amour d’adolescence — qui l’avait rejetée à l’époque — avec qui elle noue une relation. Même si elle se sent coupable de mentir à son mari, elle plonge tête première dans cette aventure, comme un pied de nez à son passé, comme une façon de déjouer le présent, de s’extirper de ce quotidien parfois si pesant. Elle revisite des souvenirs d’enfance et réalise que ses perceptions sont parfois erronées ou du moins différentes de celles des autres. Son entourage remet même souvent en doute ce qu’elle dit, pensant qu’elle invente en raison de son imagination fertile. Elle a aussi enfoui un événement traumatisant, se créant une autre histoire afin de la rendre plus acceptable. Entre cette réécriture, les mensonges qu’elle se raconte et les illusions qui volent en éclat, la réalité semble lui échapper. En perte de repères, Mélisa tente de reprendre pied, de s’ancrer dans sa vie.

Dans la poche – Numéro 141

La doublure
Mélissa Da Costa, Le Livre de Poche, 700 p., 14,95$
Ce thriller psychologique de l’autrice reconnue pour ses feel-good books prend ici le chemin du romantisme noir. En nous immergeant dans les dessous du monde de l’art, Da Costa nous entraîne aux côtés d’Evie, jeune fille de 23 ans aussi sensible que naïve, à la recherche d’un emploi. Elle rencontrera un riche homme d’affaires et acceptera de devenir la doublure d’une artiste peintre, pour qui elle devra faire des apparitions publiques, donner des entrevues. Elle se verra alors plongée dans un monde mystérieux et de plus en plus ténébreux, mais nimbé d’une atmosphère artistique oscillant entre le glamour et l’érotisme. Relations toxiques, mensonges, faux-semblants, dépendance : Evie s’enfoncera dans les méandres de cette superposition des identités et d’une aventure aux lèvres de laquelle le lecteur sera suspendu.

La banalité d’un tir
Mali Navia, Nomades, 232 p., 15,95$
Après des années passées au Canada, mais sans jamais s’y être vraiment senti chez lui, comme ballotté dans un entre-deux, Ale retourne dans son pays natal, la Colombie, et disparaît, sans doute victime d’une « disparition forcée », ce qui signifie qu’il a probablement été tué. En se remémorant son enfance et sa vie familiale, sa fille, Ana, essaie de faire la paix avec son passé, de panser ses blessures et de comprendre ce qui est arrivé à son père. S’inspirant de son histoire, Mali Navia signe un premier roman sensible, beau et émouvant sur la quête identitaire ainsi que sur la solitude, le deuil, les origines et les douleurs de l’absence et de l’exil, dont le tiraillement entre deux cultures, deux mondes.

La dépendance
Rachel Cusk (trad. Blandine Longre), Folio, 208 p., 17,25$
Lire Rachel Cusk, c’est vivre une expérience de lecture intense, qui nous pousse dans nos retranchements. L’impact est ainsi grand sur le lecteur en raison de la profondeur avec laquelle cette autrice sonde la psychologie de ses personnages, avec nuances, sans mettre de côté la noirceur qui assombrit parfois les pensées ou la sauvagerie des désirs qui se pointent. Dans La dépendance, elle explore les questions existentielles qui relient l’individu à l’art, elle tente de cerner comment se constitue l’identité, où se situe l’individualité et ce qu’est la possession. Tout, dans ce roman, s’articule autour de la complexe interaction que la protagoniste entretient avec un artiste reconnu, maintenant sans le sou, qu’elle a invité à loger dans une dépendance voisine de sa demeure. Mais voilà, l’homme qu’elle admire tant arrive, et à ses côtés une jeune femme qui déstabilise l’hôtesse. Tensions, et réflexions. En librairie le 25 février

Le mage du Kremlin
Giuliano da Empoli, Folio, 288 p., 17,25$
Récompensé en 2022 du Grand Prix du roman de l’Académie française ainsi que du prix Balzac, ce premier roman nous plonge dans les coulisses du pouvoir russe contemporain. Plusieurs légendes et rumeurs courent sur Vadim Baranov, surnommé le « mage du Kremlin », ex-conseiller politique du Tsar, qui a œuvré dans l’ombre du pouvoir avant de démissionner. Comment démêler le faux du vrai de la vie de cet énigmatique personnage? Le narrateur trouvera peut-être des réponses quand il fera la rencontre de Baranov, qui lui racontera son parcours atypique, dont son ascension politique dans les hautes sphères du Kremlin. Même s’il s’agit d’une fiction, le politologue Giuliano da Empoli s’est inspiré de l’histoire de Vladislav Sourkov, qui a joué un rôle dans l’arrivée au pouvoir de Poutine. C’est fascinant, éclairant et brûlant d’actualité. En librairie le 21 février

Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme
Kristen Ghodsee (trad. Charlotte Nordmann et Laura Raim), Lux, 256 p., 16,95$
Le postulat de cette chercheuse américaine repose sur le fait que le socialisme, lorsque mis en œuvre adéquatement, favorisait l’indépendance économique des femmes, leur offrant de meilleures conditions de travail et un meilleur équilibre entre vie professionnelle et familiale que le système capitaliste. Ce dernier « transforme notre sexualité en marchandise et utilise nos craintes et notre manque de confiance pour nous vendre des produits et services dont nous n’avons pas besoin »; le libre marché n’a pas à s’appliquer aux corps des femmes. Incidemment, un mode de vie socialiste — emploi assuré à tous citoyens, protection sociale et services publics de qualité — assure une vie sexuelle plus épanouie pour les femmes. Destiné aux néophytes et curieux du sujet, cet essai qui résulte de vingt ans de recherche aborde la théorie socialiste féministe européenne et les expériences du socialisme d’État au XXe siècle. Que peut-on apprendre du passé pour améliorer notre présent ? Le point de vue, étayé de faits et de statistiques, est fascinant. En librairie le 7 mars

Les racistes n’ont jamais vu la mer
Rodney Saint-Éloi et Yara El-Ghadban, Mémoire d’encrier, 344 p., 19,95$
Comment mieux comprendre ce que signifie « prendre pays » qu’avec le partage d’expérience, en toute sensibilité, d’individus qui l’ont vécu? Dans cet ouvrage, on assiste à un dialogue entre deux personnes qui ont vécu le déracinement et qui nous livrent leurs réflexions, doutes, peurs et joies. Sans jamais pointer du doigt quiconque, et seulement en expliquant leur vécu — le tout dans une poésie à faire frémir —, Rodney Saint-Éloi et Yara El-Ghadban ouvrent une fenêtre sur tout le courage, la capacité d’émerveillement et la résilience que nécessite l’installation dans un nouveau chez-soi. Pour en finir avec le racisme et pour découvrir l’autre, dans son unicité et au-delà de toutes étiquettes, cet ouvrage est essentiel.

Vivre vite
Brigitte Giraud, J’ai lu, 188 p., 14,50$
Dans ce livre couronné du prix Goncourt en 2022, l’écrivaine Brigitte Giraud essaie de comprendre, vingt ans plus tard, ce qui a mené à la mort de son mari Claude, décédé dans un accident de moto. En élaborant un inventaire de tous les détails de ce qui a précédé cet événement tragique, à coups de « si », elle replonge dans ses souvenirs en tentant de voir comment le drame aurait pu être évité, comment le destin aurait pu être déjoué. Elle choisit ce moment-là pour ce retour dans le passé parce qu’elle vient de vendre la maison qu’elle avait jadis achetée avec Claude, mais qu’il n’a jamais habitée. « Parce que la maison est au cœur de ce qui a provoqué l’accident. » Même si cette quête ne changera évidemment pas l’inéluctable, cet exercice lui permet de morceler l’incompréhensible.

Chasseur au harpon
Markoosie Patsauq (trad. Marc-Antoine Mahieu et Valerie Henitiuk), Boréal, 128 p., 14,95$
Ce classique de la littérature inuite a été écrit il y a un peu plus de cinquante ans. Considérée comme le premier roman en inuktitut jamais publié, cette histoire qui se déroule au cœur de la toundra et qui présente quatre points de vue nous plonge au sein d’une communauté inuite. Si on y découvre, sous une écriture cinématographique, une nature impitoyable, on rencontre également des hommes et des femmes qui cohabitent, une histoire de transmission, et même… un ours, qui devient le symbole du labeur et du combat perpétuel des hommes dans cet environnement arctique.

Le coin du livre : Une famille élargie

La ville d’Ottawa comptant une majorité de citoyens anglophones, la librairie Le coin du livre demeure pourtant bien vivante avec son offre en français. Son secret réside en grande partie dans sa longue tradition d’un personnel attentif à sa clientèle et épris par tout ce qui a trait aux livres, en particulier ceux écrits par des auteurs franco-canadiens. « Je suis une passionnée de la littérature depuis ma tendre enfance et avoir vu mon papa dans ce milieu m’a toujours donné le goût d’y travailler pour partager cette passion », soutient Nathalie Savard, l’actuelle propriétaire qui, en octobre 2022, a repris le flambeau de son père, Normand Savard. Ce dernier l’avait lui-même acquis de Maurice Lozier, l’un des quatre fondateurs1 de la librairie, mais il y travaillait déjà depuis 1967, animé par une constante volonté, celle de faire connaître au plus grand nombre le livre francophone en Ontario. Enhardi par sa résolution, il déploie mille et un moyens pour parvenir à ses fins, tissant des liens avec les établissements scolaires et parcourant la province afin de gagner les différentes foires du livre, montant parfois jusqu’à Wawa à près de onze heures de route d’Ottawa.

Fièvre contagieuse
De son côté, Nathalie Savard prend part aux activités de la librairie peu après qu’elle a été vendue à son père. « Je venais de finir le secondaire, précise-t-elle. J’ai fait des études collégiales en marketing seulement pour avoir un diplôme. » Ses connaissances dans le domaine lui seront cependant utiles, assurant à la librairie une visibilité toujours plus grande et agissant selon les valeurs qu’elle a toujours portées, soient de communiquer son profond attachement pour les mots des littératures franco-canadiennes. C’est pourquoi Savard fille n’hésite jamais à prendre parole à la radio ou à la télévision pour conseiller les lecteurs, et rien ne la satisfait davantage que de voir certains d’entre eux passer le paillasson de la librairie pour se procurer les livres suggérés. « Donner le goût de la lecture est le plus beau cadeau », insiste la propriétaire qui, de cette façon, ressent l’impression du devoir accompli. Et ce ne sont pas les idées qui manquent pour faire en sorte de toujours étendre la palette des fidèles. Nathalie Savard exprime le souhait d’organiser un rendez-vous mensuel avec des auteurs, croyant en l’importance de la rencontre entre les écrivains et le public. Et parce qu’elle estime que les occasions de discussions autour du livre ne sont jamais trop nombreuses, elle aimerait parmi les prochains projets dans la mire instaurer un club de lecture auquel chacun serait bienvenu. Également, elle chérit l’intention d’agrandir la librairie de manière à pouvoir y aménager une aire de causerie où les gens auraient le loisir de prendre place et consulter les œuvres qui leur font envie.

D’ailleurs, qui sont-elles ces personnes prenant plaisir à déambuler entre les rayons de la librairie? Des clients indéfectibles, des membres des effectifs scolaires, des parents et des grands-parents d’enfants en immersion ou qui désirent perpétuer la langue française. « Depuis plus de soixante-cinq ans, la mission première a toujours été de génération en génération de promouvoir la littérature francophone dans un milieu minoritaire », rappelle la propriétaire des lieux. Le livre jeunesse est le genre le plus vendu au Coin du livre, suivi des romans canadiens pour adultes. Signalons du reste que les livres canadiens constituent 75% de l’inventaire du magasin, éloignant toute ambiguïté quant au choix de ses priorités. « Nous avons une très grande sélection de livres d’autrices et d’auteurs locaux, c’est très important pour nous de pouvoir en faire la promotion et de donner une bonne sélection à notre clientèle », continue Nathalie Savard. Ce qui incarne à la fois un plaisir et un défi, car tenir debout en tant que commerce indépendant francophone en Ontario relève d’un petit miracle en soi. Surtout que la province ne bénéficie pas comme le Québec de la Loi 51 sur le livre qui engage les institutions à s’approvisionner dans une librairie agréée de leur région administrative, ce qui permet de bénéficier des profits engendrés grâce aux collectivités. Sans protection similaire, le bassin important de potentiels acheteurs que représentent les écoles, les bibliothèques, etc., est en droit de se ravitailler librement, même auprès de la maison d’édition, laissant pour compte les librairies qui représentent pourtant une courroie de transmission importante pour le livre et dont il faut prendre soin.

Une fratrie accueillante
Pour pourvoir à la bonne marche d’une librairie telle que Le coin du livre, maints atouts s’avèrent nécessaires, à débuter par un sens de l’organisation bien aiguisé. S’ajoutent à cela la gestion des employés et une administration impeccable. « J’arrive dès 6h le matin pour lire mes courriels et faire les commandes des libraires, explique Nathalie Savard. Ensuite les portes ouvrent à 9h, et voilà que ma passion commence avec les suggestions à faire aux clients et les recommandations aux écoles. » Sans omettre la venue des représentants pour l’achat des livres. Mais le service demeure ce qui prime pour la libraire-propriétaire qui peut alors se laisser aller à parler avec les lecteurs et remplir sa première mission d’amener à la découverte de nouvelles œuvres. Pour l’accompagner dans l’aventure, une équipe de libraires dévoués et un collaborateur de tous les instants, Benoît Surprenant, qui veille à toute la logistique informatique. « Nous sommes une équipe qui s’entraide et nous formons une famille de travail », affirme Madame Savard. En cela, la librairie s’inscrit dans la continuité, reconduisant le legs de père en fille pour élargir les rangs, lesquels se gonflent encore si on y inclut tous ceux et celles qui fréquentent Le coin du livre.

Le coin du livre
1657, chemin Cyrville
Ottawa
[email protected]
lecoindulivre.leslibraires.ca
——–
1. La librairie Le coin du livre fut fondée en 1958 par René Cantin, Rodrigue LeMay, Maurice Lozier et Fernand Robertson

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