Une histoire possible du Québec, une façon d’habiter ce non-pays et d’y installer des personnages aux idéaux chimériques, mais pas moins nobles puisque l’audace et l’ardeur avec lesquelles ils ont été rêvés les placent d’emblée du côté des tentatives honorables. Voilà ce que Laurent Lussier a voulu faire en écrivant Monumentaux, illuminés : façonner des hommes et des femmes, visionnaires irréalistes, foncièrement transportés par une façon de construire et d’occuper leur milieu, quitte à rester sur le banc d’essai. En parallèle à ces énergumènes aux ambitions révolutionnaires, l’auteur évoque le refus des conformistes de s’ouvrir à d’autres manières de faire, ne souhaitant que s’enrichir au détriment de toute idée novatrice. Entre devoir de mémoire et projection dans le futur, ce livre est un appel à se réinventer.

Dans Monumentaux, illuminés, vous mettez en scène des habitants du Canada français qui, mesurant l’ampleur du potentiel des ressources du territoire, décident de les exploiter jusqu’à épuisement, s’en faisant même une mission et y tirant une grande fierté. Pourquoi avoir voulu construire votre roman sur des individus prônant la dépossession de la nature, surtout — mais peut-être est-ce justement pour cela — à une époque où la conscience écologique est une affaire criante?
Il n’y a pas eu d’avant-garde architecturale au Québec au début du XXe siècle, mon projet consistait donc à en inventer une. Ailleurs dans le monde, les architectes visionnaires ont été frappés par les gratte-ciel, la révolution ou l’industrie de l’automobile naissante, par exemple. Mais en essayant de transposer leur histoire au Québec, je suis arrivé à la conclusion que, si de jeunes architectes ambitieux avaient cherché ici une inspiration pour leur démesure, ils l’auraient trouvée dans l’exploitation des ressources naturelles. C’est donc la thèse que développe le livre : imaginons un mouvement d’avant-garde frappé par l’échelle monumentale des barrages, des mines et des coupes forestières, qui bâtit à partir de là ses visions utopiques. Cela m’a amené à écrire un livre sur le paysage, l’extractivisme et l’histoire du Québec, mais à partir de personnages qui développent une pensée contre la nature.

Votre roman aborde le thème de l’architecture, d’abord comme moyen de vivre sa culture, puis de vouer sa quête à Dieu, de déranger l’ordre social, jusqu’à une architecture de la déconstruction qui méprise tout ce qui concerne le patrimoine. De quoi témoigne cette volonté d’effacer la mémoire d’un peuple?
Je pense que vivre au Québec, ça confronte d’emblée à l’effacement de la mémoire! Si vous faites exception de quelques paysages patrimoniaux, on montre un grand désintérêt pour notre territoire, qu’on traite d’abord comme une réserve de ressources à exploiter. On n’hésite pas à déplacer un village pour creuser une mine, à raser des forêts anciennes ou à empoisonner la campagne avec des mégaporcheries. Les personnages de mon livre font ce constat, mais c’est pour eux une révélation qui excite leur imagination par sa violence et sa radicalité. Ils sont après tout contemporains des architectes comme Le Corbusier, qui appelait à faire table rase du passé. J’ai donc entrepris de leur inventer une œuvre et une pensée qui n’est évidemment pas la mienne, mais qui donne un sens à la dépossession que l’on vit en habitant le territoire québécois.

Tous les personnages que vous présentez ont des idées de grandeur auxquelles ils ont consacré leur vie, mais qu’ils ont lamentablement échoué à mener à bien. En élaborant ainsi une contre-histoire, que souhaitiez-vous mettre en lumière?
Mes personnages échouent parce que leurs projets sont démesurés et souvent ridicules. Mais ils et elles se butent aussi aux institutions conservatrices qui ne leur font aucune place. Dans ce sens, le livre fonctionne comme un hommage aux marginaux qui ont entretenu des idées de grandeur et que l’histoire a oubliés. Que mes personnages n’aient pas existé a peu d’importance : il y en a certainement eu d’autres comme eux. Au final, le livre vient rappeler que l’histoire du Québec est plus complexe qu’on pense, qu’elle est remplie de contre-histoires enfouies qu’on peut faire advenir par la fiction ou l’enquête ou un mélange des deux. C’est probablement ce qui m’apparaissait le plus important en inventant une avant-garde architecturale québécoise. Même si mes personnages sont animés par une volonté radicale d’exploitation des ressources, ils mettent en lumière d’autres destins possibles, d’autres futurs, ce qui, en soi, est libérateur.

Photo : © Chantale Lecours

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