L'âme urbaine
Qu’est-ce qui est le plus fantastique? Une entité venue d’une autre dimension pour s’attaquer aux forces créatives d’une ville? Ou des individus fondamentalement différents, et fragilisés par un assortiment de violences systémiques, qui arrivent à s’unir jusqu’à venir à bout d’une menace commune?

N. K. Jemisin, figure majeure des littératures de l’imaginaire contemporaines, subvertit avec art les images chères aux vieux maîtres du genre, aux tropes souvent infusés de racisme et d’intolérance, pour en faire du neuf coloré, né dans les marges.

Avec Genèse de la cité (J’ai lu), elle m’a occasionné bien des malaises — et vive les malaises, de ceux qui ébranlent et nous forcent à considérer d’un œil neuf les bases sur lesquelles nous nous élevons!

Dans ce roman à propos de l’âme des villes, et plus spécifiquement de celle (ou celles!) de New York, la romancière met en scène des personnages qui incarnent littéralement les cinq arrondissements de la Grosse Pomme — Manny (Manhattan), jeune Afro-Américain ambitieux tout juste descendu du train; Brooklyn, qui a délaissé son micro de MC pour devenir conseillère municipale; Bronca (Bronx), directrice d’une galerie d’art mise en péril par son attractivité; Padmini (Queens), future comptable au sens de la famille hypertrophié, et Aislyn (Staten Island), fille de policier tyrannisée par son père, mais craignant encore plus la folie du centre-ville. À défaut de trouver à concilier leurs différences, ces antihéros verront leur métropole condamnée au même sort qu’Atlantide et Pompéi : effacée, réduite au mythe de sa gloire passée par un monstre tentaculaire. Dans cette menace qui rôde, on reconnaît sans mal le rouleau compresseur du capitalisme sauvage, la main blanche qui le pilote, le tout dépeint avec une savoureuse dérision.

L’experte du world-building parvient à superposer des couches au réel d’une façon poétique et troublante. Qui aime New York se régalera de ses descriptions de lieux et de ses atmosphères, et qui ne la connaît pas encore ne pourra pas résister longtemps à son attrait. Hôte d’une pluralité magnifique, le roman slalome entre les clichés pour nous inviter dans une lutte entravée de paradoxes, familière dans toute son étrangeté. Bonne nouvelle : la romancière nous annonce une suite. À en juger par sa série Broken Earth, dont tous les tomes ont raflé le Hugo (du jamais vu), on peut s’attendre au meilleur.

 

Myriam Caron Belzile est directrice littéraire aux Éditions XYZ, principalement dans le secteur de la fiction et des essais. Elle affiche une prédilection particulière pour les thèmes de l’identité et du rapport aux territoires, ainsi que pour la porosité des genres. Les trois plus récents livres qu’elle a dirigés sont La forêt barbelée de Gabrielle Filteau-Chiba, L’île sans pont de Yannick Marcoux et La diversité des tactiques d’Antonin Marquis.

Photo : © Julie Artacho

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