Parole d’éditeur : Antoine Tanguay

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Antoine Tanguay, fondateur, éditeur et directeur artistique des éditions Alto, présente un roman qui l'a particulièrement marqué : Fake News de Manu Larcenet (Les rêveurs).

Rêver l’inusité

Cruel défi que celui lancé par Les libraires : on ne demande pas à un collectionneur boulimique de choisir UN livre, au risque de provoquer chez lui une quête frénétique dans les rayons de sa bibliothèque fraîchement déménagée. Une quête qui, bien heureusement, a mené à la relecture d’un ouvrage inclassable d’un bédéiste aussi drôle que pertinent et immense. Un livre rare porté par un inspirant je-m’en-foutisme : Fake News de Manu Larcenet.

De ses débuts cabotins au sein de l’écurie Fluide glacial jusqu’aux classiques récents que sont l’opulent cycle Blast et le très sombre Rapport de Brodeck chez le géant Dargaud, Larcenet a connu un parcours sidérant au cours duquel il aura jonglé avec une habileté égale avec l’humour noir, la farce potache, le récit autobiographique et la critique sociale vitriolique. À travers tout cela, ce punk fragile devenu chevalier des lettres au printemps dernier a cultivé un petit jardin secret chez Les rêveurs (quel joli nom), maison qu’il a fondée en 1997 avec Nicolas Lebedel. C’est à cette enseigne qu’il publie ses projets les plus inusités (Le sens de la vis, Microcosme), mais aussi ses plus personnels (On fera avec, Dallas Cowboy), et ce, au sein de collections aux noms aussi rigolos que réalistes pour qui œuvre dans le monde du livre : « On verra bien », « Pas vu, pas pris »… Comme son titre le laisse deviner, Fake News célèbre la fabulation à une époque où la vérité cède à la connerie à condition de remporter la lutte des likes. Si cet assemblage joyeusement bordélique d’illustrations accompagnées de fausses découpures de presse pourrait d’abord donner une impression de fourre-tout, l’exercice prend tout son sens entre les lignes, dans le trait tantôt brutal, tantôt éthéré. L’hypocrisie des bien-pensants, l’arrogance des idiots, le doux plaisir de rêver éveillé, tout y passe. Larcenet y déploie tout son talent et les amateurs du Combat ordinaire seront sans doute subjugués par la richesse de sa palette. Fake News ne sera jamais un best-seller et c’est très bien ainsi. C’est un ouvrage rageur et brouillon, un « grnx » (les lecteurs du Retour à la terre comprendront) nécessaire et libérateur, puisqu’affranchi des stratégies commerciales des éditeurs-paquebots. Une belle preuve qu’il y a du bon à rêver en couleur.

Fondées en 2005 à Québec, les éditions Alto peuvent se targuer d’avoir rapidement su se démarquer dans le paysage littéraire grâce à une sélection de romans qui, sans se cantonner dans la fiction classique, jouent entre les branches de l’imagination plurielle des auteurs d’ici et d’ailleurs. Comme on le lit sur leur site : « Nous aimons être surpris, nous aimons étonner, nous aimons détonner. Nous sommes éditeurs d’étonnant. »

Photo d’Antoine Tanguay : © Julie Artacho

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