Dernier au revoir

Abla Farhoud a construit dès son premier roman, Le bonheur a la queue glissante, une œuvre avec des thèmes forts comme l’immigration, la santé mentale et les liens familiaux. Chacun de ses livres est complet en soi, mais plus on découvre ses textes, plus les liens entre chacun de ses personnages deviennent évidents et donnent envie de plonger encore plus profondément dans ses histoires. En raison du décès de l’autrice en décembre 2021, Havre-Saint-Pierre se retrouve à être la dernière pierre d’une œuvre qui nous aura ouvert les pensées intimes de personnes cherchant à s’adapter à des codes qui leur sont inconnus. Tout en étant dans la lignée de ses précédents livres, Havre-Saint-Pierre se démarque en explorant de nouveaux personnages, de nouveaux lieux.

1. Pour les liens familiaux
La famille est au centre des histoires d’Abla Farhoud. Dans Havre-Saint-Pierre, nous prenons la route avec Karam et Farid, deux frères. Malgré leur lien familial, ils se connaissent peu, l’aîné étant resté au Liban, leur pays natal, lorsque leur mère a émigré avec ses deux autres enfants, Farid et leur sœur Salwa. Karam ne les rejoindra que pour se retrouver au chevet de Salwa décédée dans la jeune vingtaine. Cinquante ans après ce drame, les deux frères qui se fréquentent surtout parce que leurs épouses sont amies, décident d’aller se recueillir sur la tombe de Salwa qui est enterrée à Havre-Saint-Pierre, à plus de mille kilomètres de leur point de départ. Une si longue route impose une introspection et permet aux deux frères de se découvrir, tant dans les blessures de Karam qui s’est senti abandonné par leur mère, alors qu’à l’inverse, Farid s’est tout de suite senti accueilli en arrivant au Québec.

2. Pour l’immigration
Karam est resté au Liban à l’adolescence lorsque sa mère a décidé de venir vivre au Québec. Élevé par sa grand-mère et sa tante, il a vécu toute sa vie avec l’impression très forte que sa mère ne l’aimait pas. Pourtant, lorsqu’il a enfin posé les pieds au Québec pour retrouver sa sœur mourante, il n’a plus quitté ce territoire. À l’inverse, Farid qui est arrivé à Havre-Saint-Pierre très jeune et a vécu une enfance heureuse a choisi à l’âge adulte de retourner vivre dans son pays natal. Comme s’il avait besoin de se déraciner de nouveau. L’immigration est un thème central des romans d’Abla Farhoud : on ne pourra jamais oublier Dounia, cette femme touchante dans Le bonheur a la queue glissante qui a suivi son mari et s’est retrouvée enfermée au Québec, dans ses rôles d’épouse et de mère sans pouvoir communiquer avec ses voisins et éventuellement ses petits-enfants, car elle ne parlait pas leur langue.

3. Pour le territoire
Abla Farhoud s’est ancrée au Québec. Ici, elle a pu devenir actrice, dramaturge et romancière. On comprend en lisant Au grand soleil cachez vos filles que cela n’aurait pas été aussi facile si elle était restée au Liban. Montréal fut le théâtre principal de la plupart de ses romans. Dounia restait enfermée dans sa maison, n’explorant pas sa ville tant elle s’y sentait étrangère. À l’inverse, Ibrahim dans Le dernier des snoreaux adorait sillonner Montréal en autobus. Pour son dernier livre, elle a choisi la route, celle qui se rend jusqu’au bout du monde. Comme un ultime hommage à son pays d’adoption. D’ailleurs, à l’inverse de la plupart des auteurs de la diaspora libanaise et égyptienne, elle ne fredonne pas du Fayrouz ou du Oum Kalthoum, mais ce sont bien les chansons de Richard Séguin, de Michel Rivard et de Daniel Lanois qui accompagnent les deux frères dans leur voyage jusqu’à la tombe de leur sœur.

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