L’art de la légende, ou la légende de l’art

C’est l’histoire invraisemblable de la disparition d’une œuvre d’art. Invraisemblable, car l’objet fait d’acier est immense et pèse trente-huit tonnes. Lorsque le musée de Madrid, qui l’avait sous sa supervision, réalise un jour que personne ne sait où l’œuvre se trouve, c’est la catastrophe… que la direction tait des années durant, jusqu’à ce que la presse s’en mêle en 2006. Le plus incroyable dans tout cela? C’est une histoire vraie, arrivée à une œuvre de Richard Serra, sculpteur américain majeur du XXe siècle. Un mystère qui, encore à ce jour, est irrésolu, mais auquel le roman de Juan Tallón offre de fabuleuses pistes.

1. Pour l’étonnante polyphonie
Afin que le mystère demeure entier sur ce qui advient de l’œuvre et que, narrativement parlant, cette histoire véridique continue de maintenir le lecteur en haleine, l’auteur a choisi de donner la voix aux multiples sources qu’il a consultées durant ses nombreuses années de recherche. Ainsi, ce sont soixante-treize voix qui racontent, en quelques paragraphes à peine ou quelques pages, leur implication, de près ou de loin, dans cette histoire. On lit donc la version de l’agent de sécurité, du chauffeur de taxi, de plusieurs fonctionnaires, de l’inspectrice à la brigade du patrimoine, d’artistes célèbres, de la juge d’instruction, de critiques d’art, de journalistes, etc. Il y a même la voix de l’auteur, qui évoque ses difficultés à mettre la main sur les dossiers judiciaires entourant cette disparition. Ce qu’on y lit est tantôt fictif, tantôt tout droit sorti des dépositions de ceux qui ont vu l’œuvre, l’ont transportée, commandée, exposée, entreposée, etc. Soixante-treize voix unies, portées par une écriture qui leur sied chaque fois parfaitement, et dont chacune offre un petit bout de la réponse grâce à un éclairage bien précis.

2. Pour découvrir de l’intérieur le monde de l’art contemporain
Quand on visite un musée, on ne pense pas nécessairement à tous ceux qui ont mis la main à la pâte pour que l’œuvre qu’on dévore des yeux se retrouve devant nous, au troisième étage d’une grande salle. À la lecture du livre de Juan Tallón, on en apprend sur les dessous des compagnies se spécialisant dans le transport d’œuvres d’art, on apprend qu’un matériau pour construire une œuvre aux États-Unis peut être acheté en Allemagne, on apprend qu’il suffit parfois d’avoir les bonnes relations au bon moment et on en apprend aussi sur les coulisses politiques liées au fameux 5% (aux États-Unis) du budget qui doit être accordé à une œuvre d’art pour chaque bâtiment gouvernemental. Chef-d’œuvre nous montre qu’au-delà de l’inspiration de l’artiste, il y a beaucoup de sueur de manutentionnaires, de contrats signés, d’attente, de déplacements, de demandes de permis, bref… que le milieu de l’art est porté par des éléments bien prosaïques! Et cette plongée derrière les murs est fascinante.

3. Pour l’aspect thriller du roman
Étonnant : l’histoire est servie en s’éloignant de toute chronologie, nous entraînant parfois au moment de la création de l’œuvre disparue, parfois lors de l’inauguration d’un musée à Madrid dont l’odeur de la peinture fraîche dérange les narines des visiteurs, parfois lors des études de l’artiste, parfois bien après que la disparition a eu lieu, parfois lors de sa commande en 1986. La seule logique qui semble être maintenue dans l’ordre de présentation de toutes ces voix qui s’alternent est celle de maintenir le lecteur au bout de sa chaise. Une piste est ici semée par un indice qu’on croit déceler, alors qu’elle est ensuite réfutée plus loin par le témoignage d’un tel, qui lui nous ramène à une autre idée, ce qui, de fil en aiguille, duplique les questionnements et, surtout, le goût de découvrir comment l’auteur terminera ce fabuleux roman.

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