Huis clos délétère

L’année est loin d’être terminée, mais on peut déjà l’affirmer : Environnement toxique marquera 2023. Kate Beaton, originaire du Cap-Breton en Nouvelle-Écosse, a passé plus de deux ans (entre 2005 et 2008) au début de sa vingtaine dans les camps de travail des sables bitumineux d’Alberta. Fenêtre sur un huis clos où les hommes sont hautement majoritaires, où plusieurs perdent leurs bonnes manières et harcèlent les rares femmes présentes; fenêtre sur un système économique qui met à mal l’environnement et la santé mentale de ses travailleurs. Beaton y explore les complexités et les nuances de ce monde comme nul autre pareil et prouve qu’elle est une bédéiste exceptionnelle.

1. Pour mieux connaître une industrie de notre pays et ses conditions
Des camions hauts comme une maison, des étendues de terre qui donnent l’impression d’être sur la lune; des horaires éreintants qui alternent de nuit et de jour, un isolement pénétrant qui change les rapports aux autres et à soi-même; des drogues trop facilement accessibles et un soutien psychologique quasi absent : des paysages à couper le souffle, mais des conditions de travail qui ne sont acceptées qu’en raison de la paie qui vient avec. Voilà ce qu’on découvre à la lecture d’Environnement toxique.

Cette BD se déroule dans la première décennie des années 2000, alors que l’éveil citoyen concernant l’environnement n’était pas aussi fort qu’aujourd’hui. En 2008, un article du New York Times parle de ces canards morts dans les déjections des sables bitumineux, photos à l’appui. L’opinion publique s’intéresse finalement à l’industrie pétrolière du Canada et les médias s’intéressent davantage aux peuples autochtones qui partagent leur territoire à Fort McMurray et souffrent de cancer et d’asthme en raison des exploitations pétrolières, sans être écoutés. Kate Beaton l’explique, donne même voix à une sage de la communauté crie en reproduisant dans sa BD une vidéo d’elle qui a circulé. Sans être un réel réquisitoire contre l’industrie, plutôt une étude personnelle sociologique, cet ouvrage soulève cependant plusieurs questions d’une importance aujourd’hui cruciale.

2. Pour comprendre la situation précaire de certaines communautés des Maritimes
Si Kate doit quitter son île natale pour s’exiler en Alberta, c’est que malgré les diplômes qu’elle a en poche, aucun emploi dans sa région ne lui permet de rembourser son prêt étudiant. Afin de se libérer de ses dettes, elle cherche à tout prix un moyen de se renflouer, rapidement. Ils sont plusieurs, pères et jeunes adultes, à quitter périodiquement leur province pour les sables bitumineux : le Cap-Breton exporte, depuis plus d’un siècle, de la main-d’œuvre bon marché là où le capitalisme en a besoin. Après les fermetures d’usines de pâtes et papier et de charbon, la population voit fréquemment ses citoyens prendre le large. Sur place, en Alberta, Kate retrouve d’ailleurs des connaissances, des amis de ses parents, des gens de sa communauté. Ils vivent tous en situation précaire et l’exil dans le bitume est l’une des issues, malgré la distance avec leur famille et les conditions harassantes. Une belle camaraderie se ressent d’ailleurs à la lecture de cette BD entre les gens provenant de ce même coin de pays.

3. Pour mieux comprendre le harcèlement et les violences sexuelles faites aux femmes
Le monde des sables bitumineux et des camps de travailleurs en est un majoritairement masculin : cinquante fois plus d’hommes y travaillent que de femmes. Est-ce l’effet de l’éloignement, de la solitude de chacun, du boys club ambiant qui explique que plusieurs outrepassent les limites? Les commentaires déplacés, elle en a eu son lot, et ses patrons, mis au courant, n’ont jamais agi. Dans cette autobiographie, Kate Beaton met en scène avec adresse ces hommes — parfois pères, souvent maris — qui commentent son corps, lui font des propositions indécentes, la violent… sans même comprendre qu’ils sont en train de le faire… Beaton dessine notamment avec émotions le moment où sa sœur et une amie viennent la rejoindre pour travailler au camp, alors qu’elles sont vêtues de jupe. Kate réalise alors qu’elle met peut-être ces femmes qu’elle aime en danger et que c’est elle qui leur a conseillé de venir… Le tour de force de Beaton est de faire comprendre comment le petit geste de quelqu’un, cumulé aux petits gestes de cent autres, peut créer un réel climat de travail anxiogène. Mais loin d’elle l’idée de dépeindre ce lieu comme un milieu uniquement dangereux : elle dépeint simplement les camps comme des milieux où les femmes sont minoritaires ainsi que les dynamiques qui en découlent.

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