Voler en éclats

Dans un quartier dur de Toronto, deux frères mesurent les limites de leurs possibilités à l’aune de la pauvreté de leur communauté. Oscillant entre le passé où Francis et Michael se cherchent un rôle et le présent, où stagnent ceux qui restent, Mon frère est une rare incursion au cœur d’une adolescence brimée dans ses éclats et ses désirs. David Chariandy confronte avec délicatesse l’amour familial et la brutalité du quotidien et offre un roman émouvant, magnifique.

1. Pour saisir le quotidien d’un jeune issu de l’immigration dans un quartier stigmatisé par la pauvreté
Malgré l’apparente lourdeur de la thématique, Mon frère ne constitue pas une lecture misérabiliste, loin de là. L’auteur s’est demandé, à juste escient, s’il serait devenu ce qu’il est aujourd’hui s’il avait grandi dans le Park, ce ghetto où évoluent les deux frères du roman, pourtant à deux pas du quartier où lui-même a vécu. Ses parents, immigrés de Trinidad, ont trimé fort pour se procurer une maison dans un quartier sûr, préservant ainsi son avenir. Il a donc voulu donner une voix à ces jeunes dont le destin semble déjà tracé, pour qui les perspectives sont ternies par la froide réalité du quotidien. Dans Mon frère, Francis alimente une réputation de dur à cuire et cherche à protéger Michael, plus introverti et timide, en l’invitant à se bâtir une carapace. C’est d’ailleurs par ce dernier que l’on ressent de l’intérieur les blessures de chaque jour, infligées par le regard des autres. Leur mère, épuisée, travaille pour que ses fils fassent mieux, mais Francis est trop pressé de réussir et s’enrage. Entre le salon de coiffure aux allures de bar où les jeunes se réfugient et les fusillades qui fusent, il n’y a qu’un pas à franchir pour que les autorités sévissent.

2. Pour la solidarité
David Chariandy a la plume heureuse, le verbe juste, la parole sensible. Au-delà des écueils et des entraves liés aux enjeux de pauvreté et d’immigration, l’auteur parvient à illuminer la trame de Mon frère grâce à la richesse des personnages et aux liens qui se tissent entre eux. L’amour de cette mère pour ses fils, et l’affection sincère qu’ils éprouvent l’un envers l’autre irradient tout le roman. Michael est un narrateur sensible, tourmenté, figé dans le deuil même après des années, coincé entre les soins apportés à sa mère et sa solitude. Une solitude qui se brise lorsque le passé surgit dans son présent, grâce à Aisha, qui doit pourtant le bousculer pour l’extirper de son marasme. À travers cette petite communauté qui se méfie de l’extérieur, certes désillusionnée et habituée de subir les contrecoups de l’actualité, se faufile une puissante humanité qui transcende le quotidien, et qui permet, le temps d’une fête improvisée, de faire rire et rêver une vieille dame abîmée.

3. Pour découvrir cet auteur canadien décidément fort méconnu au Québec
C’est une maison d’édition suisse, Zoé, qui a d’abord assuré la traduction des trois livres de David Chariandy (traduction de Christine Raguet). Le premier, Soucougnant, témoigne du passé d’une mère dont la mémoire s’efface peu à peu. Elle raconte, bribe par bribe, la longue route de l’immigration à son fils, qui accueille précieusement ce trésor. Il est temps que je te dise : lettre à ma fille sur le racisme est un récit bouleversant par sa lucidité et sa bienveillance. Écrit alors que Trump prenait le pouvoir une première fois et que l’attentat de la grande mosquée de Québec avait lieu, Chariandy y évoque le racisme ordinaire, mais aussi la générosité, et l’entraide parmi ceux et celles qui ne correspondent pas aux standards de notre société. Un minuscule ouvrage, percutant et magnifique. Paru originellement sous le titre 33 tours, Mon frère est en fait le second ouvrage de l’auteur et a été légèrement retravaillé par Héliotrope tout récemment. C’est une heureuse initiative puisqu’il est maintenant plus aisé de savourer l’œuvre généreuse de David Chariandy. Également adapté au cinéma, Brother a été réalisé par Clement Virgo et a remporté plusieurs prix en 2023.

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