Le monde des rêves n’est pas négligeable pour Réjane Bougé, loin de là. Il est même essentiel à la bonne conduite de son existence. Ayant passé de nombreuses années allongée sur le fauteuil d’un psychanalyste, elle considère les rêves comme de précieux outils à son travail d’orfèvre qui consiste à observer et à décortiquer sa vie à l’aune de son univers onirique. Dans son récit L’allié rêvé, qui se veut une sorte d’hommage à S., le psychanalyste en question, l’autrice nous ouvre les pages de ses cahiers et nous fait voir tout le potentiel curatif, créatif et salutaire que recèlent les songes.

Vous avez fait plusieurs années de psychanalyse et les rêves ont été le matériau principal pour dénouer certaines énigmes de votre vie. Recueillir et interpréter ce qui est fables, impressions, fantasmes pour les tenir comme outil de transformation du réel, n’est-ce pas là une grande contradiction?
Arrimer la vie affective et la vie matérielle à la vie rêvée : il y a là un jumelage dans lequel on a tout à gagner! Il faut d’abord imaginer les choses pour qu’elles puissent advenir dans le monde dit réel. Les rêves constituent un outil parfait pour creuser cet espace des possibles. Ils proposent des solutions insoupçonnées du fait de ne s’embarrasser d’aucune contrainte et d’aucun obstacle sur leur route. Ils nous pistent donc sur des voies concrètes nettement plus créatives, des voies qu’autrement on ne saurait voir, en nous transportant dans un feuilleté temporel jouissif. Se profile là un chemin royal pour clarifier des enjeux, apaiser des souffrances ou encore mieux profiter de certaines joies. L’espace du rêve en est un de réparation et de métamorphose. Il est aussi là pour me dire que quelque chose de plus grand que moi m’habite; il distille en moi un sentiment de plénitude.

Vous serez probablement d’accord pour dire que les rêves sont une part très intime de nous-mêmes. Pourquoi avoir voulu partager cet exercice de vulnérabilité dans un livre?
Tous les livres que j’ai écrits ont dévoilé une part très intime de moi-même. Ceci serait-il plus vrai depuis que je me suis résolument engagée sur la voie du récit délaissant la fiction à l’état pur? Car n’oublions pas que le créneau autobiographique cache de la fiction dans ses jupes! Quant aux rêves, ils ne deviennent intimes que lorsqu’ils sont interprétés, sans quoi ils demeurent opaques. Ce pour quoi ceux rapportés dans mon livre ne sont que peu disséqués, somme toute. Ce travail ayant déjà été fait dans mes cahiers de rêves.

Par ailleurs, les rêves retenus pour l’élaboration de ce récit mettent tous en scène la figure du psychanalyste que j’ai fréquenté pendant de nombreuses années. En bout de piste, leur ensemble constitue une matière que je qualifierais de romanesque. Il m’importait d’orchestrer cette matière onirique, par essence échevelée, de manière à ce qu’elle soit intrigante à lire.

Jour après jour, vous avez consigné vos rêves, de telle sorte que vous avez aujourd’hui à votre actif plus de 100 cahiers, environ 20 000 pages qui les contiennent. Ils ont influencé votre présent et ont en quelque sorte façonné votre devenir. Si vous ne rêviez plus, comment imagineriez-vous votre vie?
Je me permets ici une boutade sémantique pour vous dire que la situation que vous évoquez ressemble à un cauchemar! Sans rêves, ma vie serait sèche, une partie de moi cadenassée. Je vivrais cela comme une amputation maléfique. Le rêve est un carburant, une énergie dont j’ai besoin.

Il y a deux ans, je me suis délestée de ces milliers de pages en réalisant, avec Karen Trask, une installation à partir d’elles. Nous avons ainsi édifié « Une maison de rêves » en papier dans laquelle les visiteurs circulaient. J’ai alors cru, cette masse sortie de chez moi, que je pourrais écrire sans d’abord transiter par mes rêves. Une méthode qui ne m’a pas réussi. Grâce à eux, j’apprivoise la page blanche, je me réchauffe, je fais mes gammes. J’ai besoin de cette boussole émotive qui m’indique où j’en suis vraiment, une hygiène mentale doublée d’une boussole littéraire pour avancer dans mon écriture.

L’activité à laquelle vous vous livrez en approchant la loupe sur vos rêves démontre que c’est parfois dans les détails que se trouve l’angle principal qui fait une situation ou qui détermine nos émotions. En cela, vous êtes devenue une experte dans l’approfondissement de ce qui de prime abord va de soi. Comme la tendance lourde de notre époque consiste plutôt à prendre des raccourcis et à se mouvoir dans le prêt-à-penser, d’après vous, comment pouvons-nous nous exercer à mieux voir?
Pour mieux voir, laissons le choix de sa loupe à chacun. Pour ma part, je ne peux parler que de celle avec laquelle je travaille depuis maintenant plus de trente ans. Quant à moi, ce fut la psychanalyse qui m’a menée sur la piste de mes rêves en les magnifiant. J’apprécie que vous souligniez que l’important niche souvent dans un détail. Je goûte ce contraste. La vie se tisse souvent dans des interstices. De la même manière, le mot raccourci que vous employez est éloquent. L’obligation de faire court est à l’opposé de la cure psychanalytique. Sur le divan tout comme à une table d’écriture on circule dans le temps long, là où on doit donner du temps au temps, voire accepter d’en perdre.

Permettez que je me voie malgré tout comme une ambassadrice auprès des gens pour les inciter à se rappeler leurs rêves. Si je le pouvais, je chuchoterais donc à l’oreille de chacun : « Personne ne rêve tes rêves! »

Photo : © Christiane Desjardins

Publicité