Nous n’avons pas souvent l’occasion d’avoir entre les mains une œuvre d’Hélène Robitaille. Le recueil de nouvelles Villes où je n’irai jamais, sorti cette année chez Boréal, vient après Les cigales en hiver, paru à L’instant même en 2006, lequel avait reçu les honneurs du prix Adrienne-Choquette. Il apparaît donc d’autant plus important de faire ses délices du plus récent livre de l’autrice qui, phrases ciselées comme un travail d’orfèvre et récits qui s’ancrent en nous définitivement, déploie ses qualités du début à la fin.

Vous prenez plaisir à inventer des histoires dans des villes que vous n’aurez probablement pas l’occasion de visiter faute de temps. Puisque l’imagination consiste un peu à vivre par procuration, est-ce que l’écriture est pour vous une façon de mener une double vie? Quel rôle prend-elle?
J’ai l’impression que si j’arrivais à me laisser emporter par les heures, sans chercher ni à les retenir ni à les recréer, j’atteindrais peut-être un état de quiétude auquel je rêve seulement. S’abandonner à la vie, en acceptant à mesure de ne laisser aucune trace de notre passage ici-bas : je vois là une sagesse, une manière de vivre qui me délivrerait d’une immense inquiétude, ou d’un immense chagrin. Du coup, quel rôle l’écriture joue-t-elle, ou quelle faille comble-t-elle? Je crois qu’elle est pour moi un équilibre à trouver sans cesse entre un profond désir d’accroître par les mots ce contact avec le réel qui ne me suffit pas à lui seul, et la détresse de sentir que je n’arrive pas à m’abandonner sans les mots au seul charme des heures qui passent et qui m’éloignent de l’enfance.

Ainsi, même s’il est question dans mon recueil d’aller visiter par le détour des songes certaines villes où je n’irai pas d’ici la mort, j’envisage l’écriture autrement qu’un refuge hors du réel. Chaque fois, ce dont il est au moins un peu question quand j’essaie d’écrire, c’est de parvenir à nommer, même mal, tout cela qui me bouleverse autant dans cette empoignade avec le réel que constitue la vie. Dans ce recueil particulièrement, je souhaitais réfléchir à la nostalgie, c’est-à-dire à cette part de nos vies qui ne s’accomplira pas d’ici la mort, qui restera dans l’ombre, cette part inachevée qui est en nous — en tout cas en moi — et qui à mes yeux ajoute une grâce à ce que nous sommes.

Dépouillés d’un certain orgueil qui a la cote aujourd’hui, il me semble, et par lequel nous aimons croire que nos vies s’évaluent à la hauteur de ce que nous accomplissons, nous devenons plus attentifs, je crois, au charme fou des voyages vers la Lune que nous n’accomplirons qu’en rêve, ou qu’au moment de pousser notre dernier soupir. D’où mon choix de donner vie à des personnages humbles, j’imagine, des personnages dont les quêtes d’amour sont humbles et presque invisibles.

Outre les villes que vous imaginez, les lieux prennent une place importante dans vos nouvelles. Qu’on se retrouve dans un café, au théâtre, dans la galerie d’un couvent ou dans les aires d’une maisonnette de pierre, on a l’impression d’y être tant ils font partie du nœud narratif du récit et sont indissociables des sentiments des personnages. Que pensez-vous de cette phrase de Réjean Ducharme : « l’amour ce n’est pas quelque chose, c’est quelque part »?
Il faudrait que je relise Le nez qui voque dont cette affirmation est tirée, je crois, pour l’apprécier dans son contexte — et risquer d’en parler mieux. Mais toute seule, la phrase de Ducharme m’évoque néanmoins une quête : l’envie d’aller quelque part pour se mettre à aimer, aller quelque part pour délivrer en nous l’amour.

Est-ce cela, cette quête d’amour dont il est question dans mes histoires? Peut-être, au sens où dans « Rendez-vous à Samarcande », la nouvelle en trois volets qui enchâsse toutes les autres en quelque sorte, qui inaugure et clôt le recueil, la narratrice va finir par quitter cette immobilité somme toute assez près de la mort dans laquelle elle se complaît pour redonner une chance à l’amour. Du coup, elle se remet en marche; elle va quelque part, vers l’amour — c’est ainsi que s’achève le recueil.

Mais tout cela n’est peut-être pas ce qui éclaire le mieux l’importance des lieux dans ce livre. Car de fait, les lieux valent autant pour moi que les personnages. Quand je pense aux lieux que j’aime, je me dis chaque fois qu’ils me sauvent du pire, soit le désespoir. Sans eux, hors d’eux, je m’estompe. Peut-être parce que je ne suis pas assez persuadée de ma propre existence, pas assez persuadée de ma chair, de mon corps de chair. C’est une carence, une limite que j’ai, j’en suis bien consciente — une carence que les lieux prennent en charge. Comme s’ils étaient pour moi un second corps, plus tendre et plus protecteur, sur lequel de surcroît, comme sur une toile, je peux projeter mes souvenirs et les réinventer.

Il y a quelque chose du temps et de la mémoire qui filtre à travers vos nouvelles, comme une certaine mélancolie. Est-ce que les souvenirs et les empreintes laissées par ce qui nous traverse nourrissent votre écriture? Et quoi d’autre encore?
L’imagination et la mémoire sont de bonnes compagnes. Y aurait-il moyen, vraiment, de les dissocier l’une de l’autre? Pour ma part, je préfère les laisser s’observer, se féconder à mesure que je plonge au cœur d’un récit. Par l’imagination, on s’empare d’un souvenir et au lieu qu’il se fossilise, on le force à demeurer vivant, mobile. L’imagination permet de revoir sous un nouveau jour, plus compatissant celui-là, ces blessures et ces erreurs de jadis qui nous entravent; l’imagination agit, ou peut agir selon moi comme un pardon qu’on s’accorde à rebours lorsqu’on consent à parcourir avec clémence tous ces chemins de la mémoire.

Ainsi, je reconnais mes nouvelles à leur accent mélancolique, certes; néanmoins, je crois que mes personnages revisitent leur passé non pas pour s’y lover seulement, mais pour le réinterpréter, le réinventer, et du coup s’offrir la joie de renaître. Et je ne me lasse pas du charme de ces renaissances à l’air de rien que nous vivons à peu près tous ici et là, à un moment ou à un autre : ces renaissances qui sont profondément émouvantes, je trouve, puisqu’elles sont le signe que nous aimons et espérons encore.

Photo : © Vincent Champoux

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