Il y a de ces moments qu’on n’oublie pas. Pour une nouvelle romancière, la première entrevue en fait partie. Emmanuelle Pierrot avait la fébrilité qui lui sortait par tous les pores en me parlant d’elle et de son premier roman, La version qui n’intéresse personne. Contrairement au titre, sa version est d’une sensibilité désarmante, j’allais l’adopter avec enthousiasme dès l’incipit parce que le lectorat sensible, aussi critique soit-il, on le conquiert avec de la sincérité, de l’audace et du culot. Avec de l’originalité surtout. Du haut de ses 29 ans et des mille vies en dents de scie qu’elle a eues, la recrue défriche et ne propose pas du déjà-lu, quoi qu’elle en pense à travers ses hésitations émouvantes. Comment ne pas s’enticher d’elle, de sa version de l’histoire?

Je n’aurais pour rien au monde voulu lui gâcher l’instant, le rendre plus anxiogène. Je me suis mise dans ses bottines, me reconnaissant dans ses doutes et hésitations, prête à la ramener en cas d’égarement. J’avoue avoir été très curieuse de son vécu, qui prend des allures d’épopée et qui teinte indubitablement l’univers de sa Sacha de 18 ans, aussi cru qu’une lumière puissante qu’on allumerait au beau milieu d’une nuit noire. S’ils brûlent les yeux et bien d’autres choses, ses propos près de l’oralité, qui ressemblent à bien peu de choses lues au Québec ces dernières années, traduisent pourtant une réalité hors normes. Une réalité à l’autre bout du monde, au confluent de la rivière Klondike et du fleuve Yukon à Dawson City, un lieu cruel et subversif qui tranche avec le rose de la limonade qu’Emmanuelle sirotait devant moi en me racontant comment Sacha et son meilleur ami Tom en viennent à quitter Montréal sur le pouce pour aboutir là où atypiques, punks et vagabonds peuvent respirer à leur guise. Road trips, paradis artificiels, enlacements douteux, déménagements perpétuels de cabanes déglinguées en chambres qui foutent les blues, ce qui rythme leur quotidien néanmoins presque rassurant semble vouloir s’éterniser jusqu’à ce qu’un piège se referme sur Sacha, soudain déshonorée et mise au banc des accusés. Comment sortir des flots quand, en plus, une pandémie mondiale confine, esseule et endiable encore plus les mœurs?

Celle qui a vu neiger
Bien sûr, Emmanuelle Pierrot peut répondre à toutes ces questions. Elle a vu neiger, et plus encore. Née en 1994 dans une banlieue montréalaise, celle qui a aussi bourlingué à Vancouver, dans la vallée de l’Okanagan, au Texas, en Californie ou à La Nouvelle-Orléans ne vivait pas que d’amour et d’eau fraîche, comme on peut imaginer les jeunes vagabondes en fuite. De guide touristique à cueilleuse de fruits, à femme de chambre, en passant par poète de rue, exercer tous les métiers au gré de ses évasions l’a certainement rendue plus consciente des complexités humaines et de ses nuances. Là où certains auraient sombré dans le cynisme et la totale désillusion, Emmanuelle a cultivé les éclaircies et un don pour l’amour. Comme quoi tout n’est pas perdu pour les estropiés qui savent sortir des fleurs de leurs canons. « Sacha est dominée par l’amour. Comme moi. Je suis émerveillée par les gens, je trouve qu’ils sont tellement beaux. Ça nuit à Sacha et ça me nuit parce qu’on ne trouve pas que la laideur est assez laide pour empêcher une relation avec quelqu’un. J’ai souvent été attirée par les contrastes. J’ai donc écrit ce livre, inspirée par des gens dont j’étais en deuil — pas parce qu’ils étaient morts —, parce que je m’ennuyais d’eux », raconte celle qui loue une chambre dans Hochelaga-Maisonneuve à Montréal, quartier populaire qui lui a inspiré son prochain roman.

Au seuil de la trentaine, elle n’a rien perdu de son aptitude au nomadisme. Celle qui a conservé des traits timides de gamine à la fois douce et rebelle s’estime plus sage, plus désireuse de s’ancrer. « Ça a été une malédiction dans mon cas parce que j’aurais aimé avoir des racines, mais j’étais dans la fuite. Je vivais de douleurs. Bouger devenait une alternative au suicide. J’étais capable de me mettre en danger, car je me crissais que peut-être… Mais je ne suis plus de même, se reprend-elle, comme pour me rassurer dans un sourire. Mon lobe frontal a fini de se développer, j’ai peur de tout maintenant, je ne suis plus confortable à faire du pouce seule, je ne prends plus de risques. »

Trop tôt pour mourir
À part peut-être l’ultime, le plus beau : ce premier roman, qu’elle a envoyé au seul éditeur où elle rêvait d’être publiée, Le Quartanier. On lui a fait travailler son manuscrit comme une forcenée pour que ça prenne ces allures épiques, profondément uniques, tant par les atmosphères du Nord que par sa voix assurément frontale et sans compromis. Le tout entrecoupé de passages marqués par la grâce : « La nuit bleutée se trouait lentement d’une lumière mauve encore tamisée. Est-ce que ça t’arrive de penser à la mort? a demandé Kosmas. Beaucoup à l’adolescence, j’ai dit, mais moins depuis qu’on est arrivés au Yukon. Plein de choses me gardaient en vie. Il y avait Luna, l’amitié, la nature sauvage, la beauté, l’humour. Quand on serait morts, il serait trop tard pour rire. Et puis le suicide, c’était du travail, et je ne voyais pas pourquoi je me serais tapé cette corvée-là. Déjà qu’il fallait pisser et chier, manger, boire de l’eau. Déjà qu’il fallait dormir, se soigner quand on était malade, se loger, se chauffer. Il fallait s’aimer, jouir, s’expliquer, se défendre, se battre contre… contre tout. On n’allait pas se tuer en plus. »

Ah le bel exemple qui donne raison à l’autrice quand elle se compare à Pierrot, le clown triste mythique de la Commedia dell’arte, dont elle a emprunté le nom pour en faire son pseudonyme… « Il trouve de l’humour dans la tristesse, de l’ombre dans la joie. C’est un personnage de contrastes. Il n’essaie pas d’être badass ou tough non plus. Il est sur sa lune, les épaules courbées », m’explique-t-elle en hésitant souvent. Puis, Pierrot, c’est aussi un hommage à son oncle mort noyé avant sa naissance, qui s’appelait ainsi et à qui elle parlait quand elle était enfant. Par le plus grand des hasards, grâce à une carte postale retrouvée chez sa grand-mère, elle s’aperçut que dans l’ouest du pays, elle avait cueilli des cerises au même endroit que lui avant qu’il meure. Elle s’est interrompue dans la confidence, peur de paraître weirdo. Celles qui doutent sont les meilleures. Si seulement elles allaient en paix.

Photo : © Justine Latour / Le Quartanier

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