Artiste jusqu’au bout des doigts, Claude Ferland Milewski fait partie de ces chantres au cœur pur dont le rôle, par ailleurs essentiel, est de nous faire rêver. Natif d’Arvida, petit coin de pays situé au Saguenay–Lac-Saint-Jean, il a vécu plusieurs années à Montréal, puis à Berlin, et demeure maintenant en Espagne, tout au bord de la mer, dans un lieu élargi d’horizon où entre autres il compose de la musique de films que son mari réalise. Dès son plus jeune âge, la chanson, les arts visuels et l’écriture sont entrés dans sa vie pour ne jamais en sortir. Cet automne, il fait paraître, aux Éditions du Boréal, La pieuvre, un premier roman fou, d’amour, de douleur et d’espoir, caractéristique des œuvres qui nous traversent du nord au sud, prenant soin de nous remuer en profondeur.

D’entrée de jeu, Hippolyte Borgia Lazard nous informe : son cerveau est habité par une pieuvre. On ne connaîtra jamais au juste la véritable nature de ce poulpe ni ce qu’il fait là, flottant dans l’esprit d’un garçon sans histoire, à part qu’il lui vient de sa mère, la douce Ophélie Lazard, et qu’il agite ses tentacules à tout moment, sans prévenir. « Le personnage d’Hippolyte rejoint ma pratique artistique en général, c’est le même propos en fait, celui de ne pas être tout à fait confortable dans le monde, de ne pas sentir qu’on est à sa place, qu’on appartient, explique l’auteur. Je m’adresse aux mésadaptés, aux gens qui vivent à l’envers, qui ont envie de s’envoler. » Il parle de ce grain qu’on a tous plus ou moins, ce truc ou cette manie bizarre qui fait référence à notre part de fantaisie, à notre couleur excentrique, à nos envies furieuses de longues échappées. Claude Ferland Milewski libère nos feux follets.

Vivre haut
Mère et fils demeurent au Cinq, Carrer de la Davallada, à l’endroit où s’érige une ancienne maison de pêcheurs de cinq étages à l’escalier spécialement escarpé. L’adolescent s’y casse souvent les jambes pour accéder au toit en compagnie d’Odile « la folle » Lemoine avec qui il bamboche jour et nuit et qu’il aime détester. Ensemble, ils ratissent la ville, empruntent la Platja de Sant Sebastià, escaladent jusqu’au promontoire, là où se trouve la galerie Serrano et où ils feront la rencontre de Clément. « C’est là que j’ai reçu le boulet en plein ventre, my friend. C’est là que je suis mort, pour de bon. Clément. […] Ma perpétuelle pendaison, jamais complètement achevée. Clément. Mon échafaud à cœur, mon asphyxie dans le sang. » À partir de ce moment, ils formeront un trio, infernal il va sans dire, dont Clément devient le noyau incandescent, le centre par lequel tout converge et le grand amour d’Hippolyte. Chaque soir, ils se retrouvent tous les trois — bientôt César, le roi du surf, viendra s’ajouter —, le plus souvent sur la terrasse du toit du Borgia Lazard ou sur celle de la galerie, à boire sans retenue, à fumer à s’en esquinter les bronches, à chanter à tue-tête du Bowie à la face des étoiles, à imaginer un autre langage, libre, décloisonné, à s’endormir souls morts à la presque aube et à recommencer ainsi jour après jour. Servir les visées ludiques pour « se libérer de l’emprise que le réel a sur nous » et s’en faire un code d’honneur. S’autoproclamant souverains, ils façonnent leur propre territoire tracé d’aucune limite et y habitent en autarcie; fantastiques anticonformistes, ils regardent vers le haut et font fi des considérations prosaïques, leur préférant les prodigalités d’un ciel ouvert.

En filigrane des frasques des trois mousquetaires, Ophélie, la mère d’Hippolyte, vit recluse dans la maison où elle passe la majeure partie de son temps à écrire. « À travers ce personnage-là, c’est toute la question de la place du poète dans notre société qui est abordée », soutient l’écrivain. Perçu comme un animal étrange, il est souvent tenu à l’écart du groupe, alors même que son regard décalé pourrait apporter une nouvelle perspective. Claude Ferland Milewski trouve un fauteuil au poète, le sort des coulisses et l’installe au-devant de la scène. « Ophélie Lazard, ma mère, est sur le canapé, la tête penchée. Elle penche du dedans. Ce qui fait qu’elle penche du dehors aussi. C’est ma mère de Pise. Mon arbre fatigué. Son carnet aussi est penché, sur sa cuisse penchée. » Tout est sorti de son axe chez les Lazard, c’est la pieuvre qui fait ça. Quelquefois on tangue, on fait un pas de côté, on monte sur les toits, on se tait le jour durant, mais constamment on oblique, on opte pour la métaphore de la diagonale, on se positionne de biais par rapport à ce qui file droit.

Les mots pour le dire
Ce ne sont pas tant les péripéties qui confèrent au roman La pieuvre son aura particulière. Car s’il arrive que nos héros s’en donnent à cœur joie en matière de mauvais coups, ils utilisent le plus clair de leurs journées et de leurs nuits à se vautrer dans une complète passivité. « Pour moi, l’histoire, c’est un peu un prétexte pour entrer dans une intériorité, explique Ferland Milewski. Je connaissais Hippolyte, c’était un ami, mais je me disais : qu’est-ce qui se passe avec lui, qu’est-ce qu’il me veut? » Pour faire en sorte que le personnage puisse s’incarner, l’auteur le dote d’une langue bien à lui et qui témoigne de la mesure de sa démesure. Rythmée, déliée, délurée, sans complexe, elle crée un univers expansif où les mots foisonnent de double sens. « On est flasques, on est mous. On est avachis. On boursoufle d’ennui. On s’en fout, c’est ce qu’on aime le plus. C’est notre passe-temps, notre loisir. On s’ennuie par hobby. On se laisse crouler jusqu’à ne plus pouvoir respirer, jusqu’à ressembler à deux éponges. Des éponges gorgées de poisse. Des éponges pleines de spleen et d’idéal mon Baudelaire. Des éponges saturées par le dégoût de vivre et le fardeau d’être. » Pour parvenir à une telle tessiture dans la parole, Claude Ferland Milewski écrit à voix haute et n’hésite jamais à faire preuve d’audace, restant toujours à l’aise, le crayon entre les doigts — parce que oui, il écrit à la main — même s’il se met en péril. « Écrire, c’est ma maison », assure-t-il. Et quand il se sent chez lui, il aime traverser « de l’autre côté du miroir », à l’endroit où les artistes — ces « allumeurs de réverbères » comme il les appelle — se tiennent.

Quant à Hippolyte, rêveur impénitent, il marche sans cesse sur le fil, près de perdre pied. À l’instar de ceux et celles qui se nourrissent de songes, quitte à ce qu’ils se révèlent finalement être des chimères, il joue de fabulation et s’évertue à construire des châteaux. Mais quand on brûle d’amour, il est souvent trop tard pour déployer la garnison. « Clément, ce qui m’a gagné en toi est en train de me perdre. » Entre une lumière trop vive et la noirceur qui fait disparaître tous les repères, il n’y a parfois pas d’issue. Reste à foncer à tombeau ouvert, à suivre le vent et à prier pour la chance.

Photo : © Tristan Ferland Milewski

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