On l’a connue comme illustratrice jeunesse, puis comme bédéiste adulte. La voici qui revient avec un projet chez Fonfon à mi-chemin entre ces deux étiquettes : Jaja la nuit, une BD pour les 4 ans et plus. On y suit une petite fille qui, ne trouvant pas le sommeil, se lève et cherche alors sa sœur, partie vivre des aventures insolites. Valérie Boivin, qui demeure à Québec et qui a fait de l’illustration son activité professionnelle, nous en dit un peu plus sur son parcours et sur ses œuvres qui ont une place de choix en librairie et dans le cœur des lecteurs.

Dans Jaja la nuit, qu’est-ce qui vous a guidée dans le choix de vos personnages — un pigeon facteur, le président-douanier-directeur, des femmes âgées en plein entraînement de fitness, un chat portant le nom d’un jazzman, une toast joueuse de cartes, etc.? Plonger son personnage dans un monde onirique signifie-t-il qu’on a le droit de tout faire?
En fait, illustrer un livre jeunesse nous permet de faire littéralement ce que l’on veut, contrairement au cinéma par exemple qui peut vite engendrer des coûts faramineux. Je peux construire tout ce qui me tente pour le prix d’un crayon HB et d’une feuille à imprimante. Je pense que c’est pour ça que j’aime autant écrire et dessiner des histoires. Aussi, un de mes petits plaisirs, c’est de faire des clins d’œil cachés au lecteur à travers les pages! Lorsque vous parlez de mon chat que j’ai appelé Bobby Watson, je ne fais pas référence au jazzman mais bien à La cantatrice chauve de Ionesco! Je suis contente de savoir que la référence peut devenir multiple!

Plusieurs clins d’œil semblent référer à Alice au pays des merveilles. En quoi cette œuvre de Lewis Carroll est-elle importante ou inspirante pour vous?
En fait, oui, Alice est le fondement de tous les fondements. J’aime lorsque les univers sont absurdes, étranges et inquiétants. J’ai voulu créer un microcosme qui répondait à ces contraintes. Mais ce Jaja la nuit a aussi été fortement inspiré par ma nouvelle vie de belle-maman. Je me suis rendu compte que les filles de mon amoureux (5 et 7 ans) ont une imagination très flexible, contrairement à nous, adultes sérieux qui sommes plus rigides, et j’ai voulu leur écrire une histoire qui les surprendrait et les ferait rire.

Illustration tirée du Livre où la poule meurt à la fin (Les 400 coups) : © Valérie Boivin

Vous dédicacez Jaja la nuit «à la mémoire de François Blais», avec qui vous avez collaboré sur L’horoscope, Le livre où la poule meurt à la fin et 752 lapins. Qu’avez-vous appris de cet auteur et qui vous sert aujourd’hui dans votre travail d’artiste?
J’ai beaucoup aimé Blais. Il écrivait comme personne d’autre, c’était un talent brut, avec un sens de la chute incroyable. Sa mort a été un grand choc pour moi. Je pense souvent à lui, car, mine de rien, avec toutes les collaborations que nous avons faites, il était partout dans ma vie. Avec cette dédicace, j’ai voulu lui témoigner mon respect et mon admiration. Ce que j’ai appris de Blais? C’est qu’on peut écrire des histoires irrévérencieuses. Et aussi, que je n’arriverai jamais à écrire aussi bien que lui.

Jaja la nuit est votre première BD jeunesse. Quelle est la beauté, les possibles dans l’écriture d’une bande dessinée pour la jeunesse?
Forte de mon expérience en albums jeunesse et de mon récent passage par la bande dessinée adultes (Rien de sérieux), j’ai voulu combiner les deux en essayant… la BD jeunesse. On peut vraiment venir créer du rythme avec les cases, étirer des moments, créer des ambiances variées. J’aime à penser que le jeune lecteur sera complètement immergé dans mon univers. Qu’il rira. Qu’il aura peur. Qu’il voudra lui aussi jouer aux cartes avec une toast. Et je suis fière de dire que cet album passe le test de Bechdel haut la main.

Vous illustrez des livres, mais aussi de nombreuses cartes de souhaits. Quand avez-vous décidé que vous feriez de l’illustration votre métier?
Après l’université, je me suis vite rendu compte que j’étais une très mauvaise graphiste et que pour être honnête avec moi, je ne pouvais pas faire autre chose que dessiner des livres. Je pense que c’est l’objet qui me fascine le plus. Dès l’âge de 7 ans, je me suis mise à créer des petits albums que je brochais du mauvais côté. Alors je n’ai fait que continuer et me voici aujourd’hui à répondre à vos questions, c’est incroyable, je me pince pour être sûre de ne pas rêver. J’adore aussi dessiner des cartes de souhaits. Contrairement à la création d’un album — qui peut prendre plusieurs mois —, j’aime la rapidité et le plaisir que procure une illustration unique qui se suffit à elle-même.

Vous aimez beaucoup le travail de Catherine Lepage et d’Isabelle Arsenault. Pourquoi? Et qui sont vos autres modèles?
Oui, j’admire énormément leurs œuvres. Catherine Lepage a abordé des sujets immensément personnels (la dépression, l’anxiété de performance, etc.). J’admire la manière ludique avec laquelle elle a abordé ces sujets. Isabelle Arsenault a un style extrêmement poétique et reconnaissable entre mille. Je pourrais aussi vous nommer tellement d’autres illustratrices que j’aime, comme Júlia Sardà et son sublime La reine et les trois sœurs, Joanna Concejo (Tu es là), Sophie Burrows (Crushing) ou encore Carson Ellis (Koi ke bzzz?).

Extrait tiré de Jaja la nuit (Fonfon) : © Valérie Boivin

Tous vos livres publiés chez des éditeurs agréés, sauf Jaja la nuit, qui est trop récent, ont remporté des prix. Quel est votre rapport à la reconnaissance du public ou de la critique?
Chaque fois, je suis surprise, angoissée et extrêmement reconnaissante de ces reconnaissances. Ce truc-là a un nom, on appelle ça le « syndrome de l’imposteur ». Je pense que l’on va devoir cohabiter pour un petit bout. Jaja la nuit est mon dixième livre à vie. Mon syndrome de l’imposteur et moi célébrons cette joie main dans la main.

Vos ouvrages pour la jeunesse sont en couleurs, votre BD pour adultes sur la recherche de l’amour au temps du numérique Rien de sérieux est en noir et blanc. Qu’est-ce qui motive votre rapport aux couleurs ou au crayon de plomb?
En fait, si j’ai fait ma BD pour adultes en noir et blanc, c’était vraiment pour des raisons pratiques et de survie, car elle fait 200 pages. Mener à bien ce récit m’a pris beaucoup de temps et si je l’avais fait en couleurs, il ne serait pas encore sorti! J’ai vraiment aimé l’expérience du monochrome. Un des plus beaux compliments que j’ai reçus me vient d’une lectrice qui m’a écrit pour me dire qu’elle avait dû réouvrir Rien de sérieux une fois sa lecture terminée pour vérifier s’il était en couleurs ou non, car elle avait oublié. J’avais donc réussi mon pari de créer un univers riche, mais en noir et blanc.

On doit avouer qu’on a un faible pour le vieil homme au centre de l’histoire L’horoscope, qui aime se reposer dans son grand jardin rempli de fleurs. Racontez-nous comment vous avez créé ce personnage en images, de qui ou de quoi vous vous êtes inspirée, ce qui a été facile ou difficile dans sa création.
Créer un personnage est toujours un peu une surprise. C’est vraiment une expérience particulière de choisir comment il sera habillé, quelle sera sa posture, son visage, ses expressions… Tout est un peu le fruit du hasard! Il n’existait pas et puis tout à coup, le voici! J’aimais l’idée des petites bretelles rouges et de la casquette de paille (dont je l’ai rapidement habillé). Le plus difficile demeure, pour tous les projets, de tenter de reproduire ce personnage le plus fidèlement possible de page en page, bref, de lui donner vie pour qu’il semble bien réel!

Photo : © Isabelle Nadeau

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