Enzo (Enzo Lord Mariano de son nom entier) vit à Montréal. Si vous le croisez, il aura peut-être une mandoline en main ou un crayon en poche. À travers ses passions — l’illustration comme la musique —, il embrasse du regard l’humanité qui l’entoure et nous transmet le tout avec ses propres couleurs. « — Quand vient ton tour, dis ce que tu as à dire tout en t’inspirant de l’énergie des autres et de ce qu’ils ont dit plus tôt […] C’est une question d’écoute », lit-on justement dans Ça sent le swing!, une BD qu’il a écrite et illustrée et dont cet extrait résume bien ce que cet artiste dégage dans ses œuvres. Dans son plus récent album, le magnifique La porte A4, il met en images un texte touchant sur ces barrières invisibles que certains et certaines osent parfois — et pour le mieux — franchir.

Vous avez réalisé la couverture de ce numéro alors que vous étiez en résidence de création au studio du Québec à Londres, pour une durée de six mois. En quoi cette ville est-elle stimulante pour votre créativité, pour votre art?
Londres est une ville extraordinaire, absolument gigantesque et grouillante de monde, et qui regorge d’événements et de spectacles de toutes sortes! De nature introvertie, parfois, je ressens le besoin de m’échapper de ce brouhaha incessant pour me réfugier parmi les plantes et les arbres des nombreux parcs et jardins de la ville. J’aime trouver refuge dans ces havres de paix au cœur de Londres et y passer mes journées à dessiner les renards, les passants, les toitures victoriennes se profilant au-dessus des platanes, les péniches amarrées le long des canaux.

Illustration tirée du livre La souffleuse (D’eux) : © Enzo

Dans La porte A4 (D’eux), assurément l’un des albums les plus touchants de 2024, vous illustrez l’histoire d’une jeune femme qui offre son aide à une vieille dame en pleurs et parlant l’arabe, devant une porte d’embarquement à l’aéroport d’Albuquerque. Qu’est-ce qui vous a touché dans cette histoire de partage, d’humanité, et comment avez-vous transposé le tout dans vos illustrations?
Quand j’ai lu le manuscrit de La porte A4, j’ai immédiatement été saisi par l’amour et la lumière qui émanaient des mots de Naomi Shihab Nye. Ce texte démontre que la bienveillance peut être la réponse à bien des tourments qui font rage sur terre actuellement. J’ai tenté de saisir cela à travers la tendresse des regards échangés par les deux personnages, comme une lueur d’espoir au cœur d’un aéroport gris et froid. Étant donné que ce texte est à l’origine un poème tiré d’un recueil de poésie, j’ai voulu m’inspirer de sa mise en page originale qui rythme l’histoire. J’ai donc essayé de préserver ce mouvement en adoptant un découpage très libre, alternant entre la bande dessinée et le livre illustré. Cette approche m’a permis d’élargir certains moments de douceur ou d’inquiétude, tout en ponctuant les moments d’attente par des illustrations de la vie animée de l’aéroport. Ce projet a été réalisé un an avant le début des attaques qui sévissent en Palestine. Sa publication aujourd’hui est une triste coïncidence, mais j’espère qu’elle apportera un peu de lumière et d’espoir dans ce monde.

En quoi l’univers exploré dans Un rhume de cheval (Fonfon, en lice aux Prix littéraires du Gouverneur général 2022 et gagnant du prix Philippe-Béha) vous a particulièrement plu?
Il faut savoir que quand j’étais jeune, j’étais un chevalier bricoleur. Je me fabriquais des costumes avec de la jute et du cuir de vieilles valises, des armures avec des plaques à biscuits, des épées en plywood… Quand l’équipe de Fonfon m’a proposé de collaborer sur ce projet, c’était ma chance de replonger dans mon chevalier intérieur, de revêtir mes sabots en bois de 2×4 et de plonger ma vieille plume d’oie dans mon encrier!

Deux de vos livres, écrits par Andrée Poulin, parlent de la guerre aux enfants. C’est le cas dans Semer des soleils (La courte échelle), où un jeune d’ici se pose des questions sur le conflit armé en Ukraine, et dans Y’a pas de place chez nous (Québec Amérique), publié en 2016, où deux frères fuient leur pays sur un bateau surchargé. En tant qu’illustrateur, quelles limites vous imposez-vous lorsque vous devez traduire en images de telles réalités?
Pour traiter de tels sujets, je me demande toujours quels éléments sont essentiels pour exprimer la gravité de la situation aux lecteurs et lectrices. Souvent, je trouve que privilégier l’angle de l’humanité plutôt que d’illustrer des scènes d’atrocité permet de mieux évoquer la gravité du sujet. En général, je crois que la suggestion est plus efficace que la présentation d’images très graphiques pour servir le propos.

Illustration tirée du livre La porte A4 (D’eux) : © Enzo

Vous êtes également musicien. On sent tout votre amour dans la musique dans Ça sent le swing! (La Bagnole), que vous avez cette fois écrit en plus de l’avoir illustré. Qu’aviez-vous besoin de raconter dans cette histoire qui a justifié que vous vous mettiez également à l’écriture? Et, lorsque vous illustrez, le faites-vous sur fond musical?
C’est la musique qui m’a emmené le long du fleuve pour la première fois. En documentant la vie de tournée de mon groupe de musique dans l’est du Québec, je voulais que Ça sent le swing! soit un témoignage de mon amour pour le Bas-du-Fleuve, la Gaspésie et la Côte-Nord. J’ai alors utilisé ce prétexte pour partager ma passion pour la musique et tenter de vulgariser les différents codes du langage musical afin de permettre aux gens de peut-être mieux comprendre ce qui se passe dans la musique improvisée. Et, oui, la musique est un grand moteur créatif pour moi, je prépare toujours une sélection d’albums qui m’accompagneront tout au long du processus de création d’un projet de livre; ça m’aide à plonger dans l’univers de mes personnages!

L’album Taches d’huile (Québec Amérique) raconte la relation d’un père et d’un fils que tout oppose. Le premier est mécanicien et aime le bric-à-brac, le second est un artiste qui préfère lorsque tout est bien rangé et sent le citron. Dans quel clan vous situez-vous?
Je suis un heureux mélange des deux! J’adore le bric-à-brac, mais à condition qu’il soit esthétique, avec de belles couleurs, une lumière chaleureuse et une multitude de petits outils et d’objets dépareillés pour inspirer mes illustrations!

Les véhicules lourds ont toujours su créer une puissante fascination chez les enfants. D’ailleurs, vous ne faites pas exception : petit, vous souhaitiez devenir chauffeur de camion-poubelle. En illustrant La souffleuse, signé par Larry Tremblay (D’eux), où le narrateur n’est nulle autre qu’une souffleuse, avez-vous replongé dans cette fascination des camions? D’ailleurs, comment êtes-vous arrivé à rendre un personnage de souffleuse attachant?!
Quand l’éditeur Yves Nadon m’a appelé pour me proposer d’illustrer une histoire où le personnage principal serait une souffleuse, j’ai immédiatement accepté, même avant de lire le manuscrit! Je voulais rendre hommage au jeune Enzo fasciné par les camions et tout ce qui avait de gros pneus. Je savais que dessiner cette souffleuse serait un défi, car je n’ai pas l’habitude de dessiner des machines, encore moins de leur donner un côté attachant! Mais à chaque projet, j’aime me lancer des défis, et quoi de mieux que d’avoir Larry Tremblay à mes côtés pour m’accompagner et me guider, comme il sait si bien le faire dans le monde du théâtre!

Illustration tirée du livre Taches d’huile (Québec Amérique) : © Enzo

Photo : © Peter Graham

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