Andrée Poulin : Écrivaine à la rescousse
« Tout le monde perd à la guerre. » Telles sont les paroles de Rachelle, l’enseignante au primaire du jeune Théo quand il lui demande qui gagnera le conflit armé qui sévit en Ukraine. Théo, c’est le héros de Semer des soleils, nouveau livre-choc de l’écrivaine jeunesse Andrée Poulin qui est, comme la plupart des enfants, aux prises avec des questions trop souvent laissées en suspens, faute de réponses des adultes désarmés que nous sommes. Pour apaiser, les histoires, bien sûr, savent souvent venir à la rescousse.

Le 24 février 2022, après des mois de tensions entre Moscou et Kiev, l’armée russe envahissait l’Ukraine. Depuis, les pires horreurs ont été commises. Hélas, ce n’est pas fini. Par les nouvelles radiophoniques entendues dans la voiture, des images attrapées sur Internet entre des visionnements de leurs youtubeuses et youtubeurs préférés — difficile d’y échapper —, mes enfants de 7 et 10 ans ont pris un peu connaissance de l’ampleur du drame. Dans la cour d’école aussi, quelques bribes d’informations plus ou moins fiables ont été prononcées de la part de copains stupéfaits, sûrement inquiets aussi. Puis, vint le bal des questions. C’est où l’Ukraine? Est-ce que les Russes sont les méchants? Combien de morts? Tués avec quels types d’armes? Est-ce que les enfants aussi sont ciblés? Ils font quoi si leurs parents meurent? Où peuvent-ils se cacher? Pendant combien de temps encore? À part leur répondre que nous sommes à l’abri et privilégiés chez nous, je me suis demandé de quelle manière leur répondre. Jusqu’où aller dans les détails?

L’écrivaine Andrée Poulin, mère d’une gamine devenue grande, avait elle aussi été happée par les événements en Ukraine. « Dans les premiers jours de cette guerre, je regardais les nouvelles chaque heure. J’étais bouleversée et obsédée par une question : comment des humains peuvent faire ça à d’autres humains? Je tapais sur les nerfs de ma famille en en parlant trop. J’ai voulu écrire un roman sur la guerre pour une raison égoïste : pour lutter contre mon propre sentiment d’impuissance. Qu’est-ce que je peux faire, moi, au Canada, pour aider les Ukrainiens qui vivent sous les bombes? », raconte-t-elle. Puis, elle s’est demandé comment aborder le délicat sujet auprès d’un jeune lectorat. Sans leur cacher la vérité, sans les entourlouper, sans les prendre pour des tatas. Rares sont ceux qui y seraient parvenus avec autant de doigté. Idem pour les illustrations à la fois crues et sans ambages, mais jamais déplacées d’Enzo. Ils font d’ailleurs une belle paire, ces deux-là, depuis leur collaboration à l’album Y’a pas de place chez nous en 2016 et dans lequel les jeunes frères Marwan et Tarek fuient leur pays en guerre à bord d’un bateau surchargé, affrontant l’inconnu et le danger.

« Selon le sociologue français feu Robert Escarpit : il faut outiller les enfants pour vivre dans un monde où il n’y a pas de justice, pas de paix. Écrire ce livre m’a donc semblé nécessaire pour développer la tolérance, l’ouverture aux autres. Avoir une connaissance minimale des conditions de vie des peuples est nécessaire pour établir la tolérance aussi. Cette démarche de sensibilisation et d’ouverture sur le monde est d’autant plus pertinente que le Canada accueille beaucoup de réfugiés et d’immigrants », précise-t-elle.

Les adultes, ces imparfaits
C’est ainsi qu’elle s’est lancée dans l’écriture de ce prodigieux roman graphique en vers libres, une approche narrative originale au Québec où il s’en publie très peu. Rares aussi sont les livres jeunesse qui traitent des effets de la guerre sur des enfants qui vivent dans un pays en paix. Dans Semer des soleils, le conflit armé est donc présenté du point de vue de Théo, un enfant d’ici témoin des horreurs dans un pays lointain avec, en filigrane, la question qui hante tout le monde : pourquoi les humains font-ils la guerre? Si le récit met de l’avant l’absurdité de la tragédie, il ne donne pas de réponse facile ou de solution toute faite, bien que la finale offre des pistes d’action pour trouver un peu d’apaisement et contrer le sentiment d’impuissance. « J’ai aussi choisi de présenter des adultes qui ne savent pas tout, qui se trompent et qui n’ont pas les réponses aux questions posées par l’enfant. De ces adultes imparfaits et vulnérables, on en voit peu dans les romans jeunesse », ajoute l’autrice franco-ontarienne à qui l’on doit aussi, entre autres, le très grand succès populaire et critique La plus grosse poutine du monde. Dans Semer des soleils, le père de Théo s’avoue désemparé, impuissant. Comme nous tous.

Devant le silence de son père

Théo revient à la charge :

— Mais pourquoi?

Pourquoi les humains sont-ils si méchants?

Son père pousse un profond soupir :

— Je ne sais pas, Théo. Je ne sais pas.

Théo s’impatiente :

— Mais, papa, ce n’est pas une réponse, ça!

Son père s’impatiente aussi :

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise?! La guerre est complètement, totalement, absolument insensée! Et on n’y peut rien.

Est-ce qu’on prive les enfants de leur « innocence » en leur parlant des atrocités de la guerre? « Il n’y a jamais un bon moment pour apprendre aux jeunes que la cruauté et la méchanceté existent, et bien sûr que je me suis demandé comment parler de quelque chose d’aussi absurde sans les traumatiser et si je pouvais, par exemple, utiliser le mot torture ou génocide… Pas simple non plus de décrire l’anxiété générée par la guerre chez les enfants, sans rendre mes lecteurs anxieux pour autant… », rassure l’écrivaine.

Toujours, cette phrase de l’autrice française Marie-Aude Murail qui lui revenait en tête, sorte de guide bienveillant pendant l’écriture : « Ne pas désespérer la jeunesse; il faut toujours laisser une lumière allumée. » Des mots aussi qui, sans dévoiler le punch, ont certainement orienté la chute de son histoire parsemée de tournesols tournés vers le soleil. Parce qu’à un moment donné, dans ce type de récit sur fond de tragédie, il ne reste que la promesse de l’aube à laquelle se raccrocher. Durant l’insupportable attente d’une issue qu’on souhaite prochaine, heureusement, l’imagination d’Andrée Poulin et d’Enzo devient un baume précieux auréolé d’espoir.

Photo : © Martine Doyon

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