J’étais un peu intimidée. Marie Fradette, tout de même! Journaliste et critique littéraire, chargée de cours, directrice littéraire chez D’eux et titulaire d’un doctorat en littérature jeunesse qui vient de publier Sur les traces de l’album québécois : une anthologie (Comme des géants)! Elle, elle était nerveuse. Habituée de mener les entrevues et de poser les questions, mais pas d’y répondre. En résulte une charmante conversation, teintée d’humour, où chacune a bien vite trouvé ses repères autour du fabuleux monde des albums jeunesse créés au Québec.

Sur les traces de l’album québécois : une anthologie s’avère un ouvrage fort complet sur l’histoire des albums au Québec, de ses balbutiements à l’effervescence d’aujourd’hui. Préfacé par Christiane Duchesne, autrice qui publie depuis 1972 et qui dévoile notamment dans sa préface la charmante histoire de l’origine du logo de la courte échelle, cet ouvrage n’est rien de moins que la mise sur papier du meilleur de notre patrimoine littéraire québécois pour la petite enfance, présenté avec justesse de façon indissociable du contexte sociohistorique.

Impressionné par la somme du travail accompli, on se questionne spontanément: combien d’années pour écrire ce livre? « Un an, à temps perdu! » Vraiment? « En fait, j’ai étudié en littérature jeunesse, je l’enseigne également et je collabore à la revue Lurelu depuis 1998… c’est quelque chose que je connais et que je maîtrise. Écrire sur les albums m’est facile. Le plus long a certainement été de les choisir! » Évidemment, Marie Fradette a basé ses choix sur certains critères établis avec son éditrice, Nadine Robert. Le premier : que les auteurs et illustrateurs soient québécois, afin de saisir tous les aspects propres à la création d’ici et d’en faire un portrait complet. Ensuite, que ces albums soient déterminants pour leur époque; qu’ils aient apporté quelque chose au monde de la littérature jeunesse; que leur approche soit originale et inspirante autant grâce au texte qu’aux illustrations. Des choix éclairés mais déchirants, qui ont mené à conserver 82 titres sur les 140 présélectionnés.

Les albums, miroir de leur époque
On plonge dans cette toute première anthologie sur le sujet comme dans un musée, reconnaissant ici et là des œuvres qui ont marqué notre enfance, mais aussi celle de nos parents ou celle de notre descendance. Divisé en six décennies, de 1940 à 2010, l’ouvrage offre certes un portrait de l’évolution de l’album, mais également du Québec. Ainsi, les premiers albums sont teintés de religiosité et mettent en scène des enfants tels que les parents voudraient qu’ils soient. Mais ce Sur la route avec Jésus côtoie une série d’albums mettant en vedette le lapin Biscotin, dont on nous présente ici la quatrième aventure, soit Le lapin Biscotin au pays des quatre lapins, dans lequel le narrateur omniscient interpelle le jeune lecteur. Une histoire amusante et moderne au regard de ces années au ton plus tendancieux. « Dans ces années-là, on essaie des choses, tout de même. Par exemple, Ildège de la pomme fameuse, aux illustrations un peu psychédéliques, et La famille Grenouille, dont la tenue graphique est fabuleuse. Le ton est un peu moralisateur mais le sujet des inégalités sociales rattrape le tout », souligne l’autrice.

Si les années 1950 et 1960 annoncent timidement les histoires qui s’adressent réellement aux enfants, on constate dans les années 1970 une nette volonté de s’éloigner des carcans du clergé — cette décennie est d’ailleurs titrée « Conteste et innover ». En 1980-90, l’album se décloisonne. On se rappellera La cachette, de Ginette Anfousse, Une fenêtre dans ma tête, de Raymond Plante et de Roger Paré, dont la couverture illustre d’ailleurs l’anthologie, ou encore Benjamin et la saga des oreillers, de Stéphane Poulin.

L’album documentaire Le voyage de la vie instaure le genre, offrant des informations tangibles, ici sur la naissance de l’humanité, tout en racontant une histoire pleine de douceur. « C’est un exemple d’album qui a marqué le paysage littéraire et qui a stimulé la publication d’ouvrages similaires. Même chose avec Zunik qui, en plus d’offrir un album avec des phylactères, met en scène une famille monoparentale, en outre père et fils. » Les années 2000 et 2010 sont foisonnantes, avec notamment Nul poisson où aller, de Marie-Francine Hébert et Janice Nadeau, Un verger dans le ventre, de Simon Boulerice et Gérard DuBois et Le livre où la poule meurt à la fin, de François Blais et Valérie Boivin. D’ailleurs, comment Marie Fradette qualifie-t-elle la littérature jeunesse québécoise d’aujourd’hui? « Depuis 2010, elle se mesure largement à la littérature étrangère et la dépasse : les auteurs et illustrateurs sont assumés et ne craignent plus de sortir des sentiers battus. Ils ont des propositions intelligentes et ils savent se renouveler. On a de beaux albums qui n’ont rien à envier à personne! »

L’album comme un objet plein de possibilités
Marie Fradette rappelle que l’album n’est pas un genre littéraire. « L’album est un support, à l’intérieur duquel on peut retrouver plusieurs genres. On peut y lire de la poésie, du documentaire, de la fiction, de la fantaisie et des enquêtes. Le but de cette anthologie est de le faire découvrir davantage à tous ces parents qui apprécient les albums qu’ils lisent à leurs enfants. »

L’ouvrage est d’ailleurs très soigné. Chacun des chapitres de l’anthologie comporte une présentation de l’époque avec ses particularités et ses enjeux, laquelle est suivie des albums retenus, eux-mêmes analysés et accompagnés d’une reproduction de pages intérieures. Une échelle du temps complète le tout, en listant d’autres titres d’importance parus, mais non retenus aux fins d’analyse, révélateurs de l’époque.

Nadine Robert, éditrice chez Comme des géants, souligne le travail particulier qu’a suscité l’ouvrage. En effet, s’il est simple mais coûteux — droits de reproduction obligent — d’avoir accès aux albums parus ces dernières années, dénicher les plus anciens s’est avéré délicat. Il fallait pour ce faire accéder aux archives de la Bibliothèque nationale du Québec. « On nous a fait pénétrer dans une voûte tempérée, où les livres sont conservés afin qu’ils puissent survivre au passage du temps. On ne peut pas sortir les ouvrages et on doit bien sûr les manipuler avec soin. Comme ce sont des livres qui datent, l’encre est parfois effacée, la qualité du papier varie et il a été difficile de réaliser les photographies des albums pour arriver à un résultat optimale et uniforme.. » Une approche muséale, donc, que cette direction artistique du premier ouvrage destiné aux adultes de Comme des géants.

Ainsi, Sur les traces de l’album québécois : une anthologie est un ouvrage fouillé, fascinant, qui témoigne de l’évolution du regard qu’on porte sur les enfants et de leur bien-être comme de leur éducation. À quand une anthologie sur le roman jeunesse? « C’est dans mes projets… mais ce sera plus long, cette fois! » me répond Marie Fradette. Je serai patiente.

Extraits tirés de Sur les traces de l’album québécois de Marie Fradette (Comme des géants)

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