Depuis les années 1980, Marie-Louise Gay met son talent au service d’histoires qui parcourent le monde et mettent en scène des enfants attachants, qui s’épanouissent au gré des défis qui se posent devant eux, qui grandissent au contact des nombreuses découvertes qu’ils font. Toujours avec douceur et en fuyant les détours faciles, l’œuvre de cette illustratrice et autrice native de Québec s’inscrit dans l’histoire de la littérature jeunesse québécoise comme un incontournable.

Stella, Sam, Sacha : vos personnages sont chaque fois des enfants débordant de vie, de douceur, d’émerveillement. Qu’est-ce qui vous inspire de tels personnages et sujets?
Mon inspiration vient de l’observation minutieuse du monde qui m’entoure. Je prends des notes, je gribouille des esquisses dans mes calepins. D’abord les souvenirs lointains de mon enfance, ensuite, bien sûr, les images de mes enfants lorsqu’ils étaient petits resurgissent… et aussi : l’enfant qui s’accroupit pour examiner une fourmi, une coccinelle ou une abeille qui bourdonne au cœur d’une fleur; l’enfant qui court à toute vitesse parce que ses souliers neufs ont des ailes; l’enfant qui parle à un chat. L’enfant qui met un orteil à la mer et s’enfuit quand une vaguelette lui lèche le pied; l’enfant qui demande « D’où viennent les nuages? D’où vient le vent? »; l’enfant qui rit aux éclats et l’enfant qui a un grand chagrin; les enfants sont partout. Il suffit de voir le monde avec leurs yeux.

Parlez-nous de la création du personnage de Mustafa, un jeune réfugié mis en scène dans un album éponyme. Est-ce parce que vous avez croisé la route de certains réfugiés à Belgrade, avez vu leur résilience et fatigue, que vous avez pu insuffler à votre œuvre une telle délicatesse?
Deux événements m’ont inspiré l’histoire de Mustafa. Tout d’abord, lors d’un voyage en Serbie, j’ai vu dans un des grands parcs de Belgrade des centaines de familles de réfugiés allongés ou assis sous des tentes de fortune attendant, la mine sombre, le prochain transport vers un autre pays ou la prochaine étape de leur long voyage. Mais ce qui m’a vraiment touchée et impressionnée, ce sont les enfants qui jouaient, riaient, se pourchassaient. Ce qui m’a amenée à réfléchir à la résilience des enfants qui allaient découvrir et explorer un nouveau pays, apprendre une nouvelle langue et de nouvelles façons de faire. Et que ce serait peut-être plus facile pour eux que pour leurs parents. C’est ce que je voulais raconter : cette découverte et cette adaptation.

Illustration tirée de Caramba (Dominique et compagnie) : © Marie-Louise Gay

Mais aussi, il y a eu mon expérience en tant que petite fille qui arrive dans une nouvelle école où personne ne comprend ce qu’elle dit et qu’elle ne comprend rien de ce que les autres lui disent parce qu’ils ne parlent pas la même langue. J’avais perdu tous mes repères. Par ailleurs, j’ai exploré plus à fond cette expérience personnelle d’anxiété et d’insécurité dans mon nouvel album, La marelle.

Justement, dans La marelle, vous mettez en scène Ophélie, une petite fille qui déménage souvent. Son univers immédiat l’inquiète: qui prendra soin du chien du voisin, comment se fera-t-elle de nouveaux amis alors qu’elle ne parle pas la langue des autres, les sorcières-corneilles qu’elle entend lui veulent-elles du mal, aimera-t-elle sa nouvelle maison? Le sujet de l’adaptation y est finement mené. Qu’est-ce qui vous a inspiré cette histoire, qui commence sombrement, mais se termine tout en couleurs et en bonheur? Le tout ne réfère-t-il pas à votre propre déménagement, durant votre enfance?
J’ai eu une enfance de nomade. Ma famille déménageait presque tous les ans, de ville en ville et de province en province. Donc il fallait changer d’école, de langue, d’amis, d’environnement et abandonner des animaux de compagnie adorés. Donc une adaptation constante. J’ai voulu écrire sur mon enfance et cette résilience qu’ont les enfants face aux défis bien réels de la vie. Et je me suis rappelé soudainement combien la magie, l’imagination et les superstitions occupaient une place importante dans mon enfance. Je faisais des vœux lorsque je voyais une étoile filante, j’évitais de marcher sur les fissures des trottoirs, je croisais mes doigts pour la chance, j’inventais des histoires qui me rassuraient lorsque j’avais peur ou que j’étais triste, et ainsi de suite… J’ai réalisé que je pouvais explorer cette magie et la semer ici et là dans mon histoire tout en la faisant basculer vers la fiction. Ce qui me plaît le plus dans le processus créatif, c’est de me laisser surprendre par des revirements inattendus, des émotions étonnantes, une fin saisissante.

Votre carrière perdure sans sembler s’essouffler. Depuis 1984, vous avez accumulé une foule de prix, nominations et récompenses pour votre travail. Qu’est-ce qui, selon vous qui l’avez vu de près, a évolué dans le milieu de l’album au Québec depuis vos débuts dans la profession?
Après s’être abreuvé pendant longtemps aux albums d’images et aux bandes dessinées créés en France et en Belgique, le milieu de l’édition du Québec a voulu produire ses propres albums, explorer sa créativité visuelle et littéraire avec originalité et fantaisie. Des maisons d’édition dédiées à la littérature pour enfants, telles les éditions du Tamanoir (aujourd’hui les éditions de la courte échelle), ont été créées. Il y a eu une explosion de créativité. Le succès des illustratrices et illustrateurs québécois d’albums pour enfants et de romans graphiques est reconnu de par le monde.

Vos albums sont également publiés en anglais et dans plusieurs autres langues aussi. Est-ce que, peu importe le pays, les petits lecteurs reçoivent vos ouvrages de la même façon?
J’ai eu la chance que mes livres aient été traduits en une vingtaine de langues, ce qui m’a permis de voyager à l’étranger pour lire aux enfants parfois dans leur langue (en espagnol au Mexique) ou parfois avec une interprète (en Chine, par exemple). D’après ce que j’ai pu observer ou entendre, les enfants de tous les pays semblent réagir avec les mêmes émotions, rires et émerveillement, à peu de chose près. Ce qui me plaît immensément, car je tiens à ce que mes images et mes mots soient lus et ressentis de manière universelle autant qu’individuelle.

Illustration tirée de La marelle (Dominique et compagnie) : © Marie-Louise Gay

Dans Où es-tu Sydney?, vous faites l’éloge de l’imagination des enfants (ces derniers s’amusant à s’imaginer être un paresseux, une chauve-souris, un singe araignée, etc.). Pour écrire des albums jeunesse, doit-on impérativement avoir gardé son cœur d’enfant pour accéder à la magie entourant cette époque?
Je crois que oui. Et il faut savoir reconnaître cette magie et cet émerveillement dans le monde qui nous entoure. Il faut voir l’univers avec nos yeux d’enfants curieux, étonnés, émerveillés. Ce n’est pas facile ni évident. Et ça m’amuse d’entendre les gens me déclarer qu’ils vont écrire un livre pour enfants en un tournemain.

Vous avez travaillé à quelques albums et à plusieurs romans (chez Boréal), avec votre mari, David Homel. Est-ce plus difficile de mettre en images le texte d’une personne qu’on connaît si bien, ou, au contraire, est-ce plus facile? Comment se déroule une collaboration avec sa tendre moitié?
David et moi avons été surpris que ce processus créatif à quatre mains se soit déroulé sans heurts. À l’origine, l’idée était de moi, car je voulais écrire et illustrer un album d’images sur nos voyages en famille, mais plus j’avançais dans l’écriture et les esquisses, plus le nombre de pages s’allongeaient jusqu’au moment où j’ai compris que j’étais en train d’écrire un petit roman. J’en ai parlé à David et il a voulu participer. Nous nous passions donc le manuscrit de l’un à l’autre, ajoutant, ajustant, réécrivant, partageant souvenirs et trouvailles, jusqu’à la fin. Ensuite, je me lançais dans l’illustration des moments forts de l’histoire. Donc du premier Voyages avec mes parents jusqu’au tout récent Escapades à Cuba, nous avons écrit cinq livres remplis de nos aventures familiales. Pour moi, ça a été une expérience passionnante et enrichissante.

Vous travaillez principalement à l’aquarelle. Pourquoi cette technique en particulier vous plaît-elle autant?
L’aquarelle me plaît par sa fluidité, sa légèreté et sa transparence. L’aquarelle s’enrichit en côtoyant d’autres médiums tels que l’acrylique, le collage, le crayon et les encres. Je dessine, je peins et je colle tout à la main. C’est un grand plaisir.

Illustration tirée de La marelle (Dominique et compagnie) : © Marie-Louise Gay

Photo : © Gilbert Duclos

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