Les premières minutes sont de l’avant. Comme lorsqu’on se réfère à une époque dans les nombres négatifs, avant Jésus-Christ. L’avant, c’est quand je n’avais pas encore appuyé sur REC. Je dois me remémorer ces minutes sans faire appel à l’archivage. Me souvenir du rythme de plus en plus lent de mes pas sur les marches, au fil des étages de cet immeuble d’Outremont où Heather O’Neill écrit dans son lit des romans et des nouvelles dans lesquels les femmes sont au centre des histoires et où la violence et la délicatesse poussent interreliées l’une à l’autre comme une vigne sur un poteau d’aluminium, duo aperçu dans une ruelle du Mile-End à mon retour de l’entretien. Je transcris ces mots dans un document Word, quelques jours après les avoir d’abord écrits dans un cahier spirale, prise de notes impressionnistes ayant suivi le dérushage de deux heures d’écoute d’enregistrement, même si la rencontre en a duré trois. Lentement, le moment commence à fonctionner sur la page (vers la minute 0:49, elle parlera du fait qu’elle écrit d’abord ses livres à la main, sous une forme qui s’apparente à des poèmes; elle a besoin de savoir si cela fonctionne sur la page). Elle habite en haut d’une volée d’escaliers. J’ai dû reprendre mon souffle à l’avant-dernier palier. Je suis chargée. Il faut dire qu’il y a aussi le poids de celui d’un autre corps, vieux de soixante jours, accroché au mien dans une écharpe. « Allô? » Une voix féminine venue de loin, d’en bas, « Allô? », quelqu’un monte. Des cliquetis rapides accompagnent ses pas. Heather arrive, précédée de ses deux chiens. Nous entrons chez elle.

Je trouve rapidement un fauteuil pour m’installer avec mes jours et je sors mon sein. Is it ok if I record the interview? « Sure. » Should we do this in English or in French? She tells me to choose. Je lui demanderai plus tard comment elle établit que ses personnages sont francophones ou anglophones. Elle affirme que pour les livres historiques, c’est selon la mise en scène des classes sociales, mais que dans ses livres se déroulant dans le présent, il s’agit d’un choix lié aux intérêts et à la personnalité des personnages. Elle me confiera aussi une anecdote où l’équipe travaillant à l’adaptation audio de When We Lost Our Heads (paru chez Alto le 12 octobre dernier sous le titre Perdre la tête et traduit en français, comme toute son œuvre d’ailleurs, par Dominique Fortier) se questionne sur la manière de parler le français parlé au Québec vers le tournant du siècle, dans les manufactures ou les bordels. L’actrice américaine interprétant un des personnages voulait savoir si elle pouvait interpréter un accent québécois… en anglais! Heather O’Neill lui a demandé d’envoyer un enregistrement et, après écoute, avec son éditeur, ils ont convenu que ce n’était pas, disons, heureux. Heather me dit qu’on ne sait pas comment les gens parlaient, il y a 100 ans, 150 ans, avant que des enregistrements soient accessibles. On peut l’imaginer, cependant, et cela dépend évidemment du lieu où ils vivent. L’imaginer, c’est ce qu’elle fait à voix haute devant moi, en ce matin piquant de septembre. Heather prend un accent rond et aristocratique. Pendant mon dérushage, je souris en l’écoutant : « They wooooould speak like thiiiiiis, with that rooooound accent, like people from New England, with that veeeeery aristocraaaaaatic aaaaccent. » C’est la voix de ses personnages du Mile Doré, quartier opulent où prennent vie des protagonistes qu’on associerait aujourd’hui aux riches de Westmount. Puis elle imite l’accent des gens d’en bas de la montagne, ceux du Mile Sordide, un quartier ouvrier de Montréal : « Hello Gov’nor! » Je vois ces jeunes prostituées de 13 ou 14 ans grelottant aux abords d’un bordel et s’adressant à un éventuel client, scène dépeinte dans son dernier roman, celui qui a suivi La ballade de Baby, Mademoiselle Samedi soir, La vie rêvée des grille-pain, Hôtel Lonely Hearts, Sagesse de l’absurde et Tu redeviendras poussière. Let’s do this in English. Et nous voilà de l’autre côté de l’introduction.

Heather va à la cuisine se chercher un café et me demande si j’en veux un. No thanks. Les deux cabots sont maintenant au centre du salon, assis côte à côte, et pleurent en me fixant. Elle revient avec sa tasse fumante arborant un h majuscule au centre. On est pieds nus toutes les deux. Elle porte un large pull de tricot noir où sont imprimées de façon sérielle des roses rouges. Je lui demande pourquoi elle affectionne autant les roses (il y a autour de nous des dizaines d’assertions de celles-ci, dans la scénographie de son appartement). Elle me raconte que, petite, les contes qu’elle lisait se trouvaient dans des albums illustrés où les histoires étaient souvent entourées de roses. Ces ornements enchantaient les pages et conféraient aux récits une forme de magie. Ainsi, il arrive que des roses envahissent une scène de ses romans ou nouvelles à elle, maintenant, comme si les fleurs poussaient lentement sur l’image jusqu’à l’encercler. La piègent-elles, cette histoire, au fond, je me dis?

Un objet attire mon attention, parmi les livres : une gomme à effacer qui semble avoir du millage. La main de Heather, un élastique sur son pouce, s’approche d’un bloc de post-it roses et d’une figurine de lapin tombée en pleine face. On parle des objets animés, des effaces touchantes. Du fait que ça ressemble à de la peau humaine, que ça contient une histoire. Et Heather me raconte que petite, elle a une multitude de collections. Quand elle ouvre son coffre à crayons, au primaire, elle adresse à ses crayons de couleur : « Bonjour! Comment allez-vous? »

Pour elle, les objets sont vivants. Même pour elle devenue adulte. Je prends en photo des recoins de son appartement où se dressent de petits mondes, des univers qui tiennent sur le bord d’une fenêtre. Ici, une maisonnette de bois à côté d’une chaise miniature rose, mais dont l’échelle n’est pas la même, évoquant ainsi, avec la nôtre, trois échelles de grandeur différentes. Une série de bouteilles de couleurs variées jonche les abords d’une fenêtre, grammaire d’un autre monde. Là-haut, perchée au sommet d’une vaste bibliothèque, une autre maisonnette, celle-ci a l’allure victorienne, mais fabriquée en plastique rose.

Je photographie l’extérieur de son frigo, qui est le reflet de notre âme, tout le monde sait ça. Des aimants de petits gâteaux, comme la jeune Mary Robespierre en cuisine dans Perdre la tête; une carte postale de Coney Island; une citation au sujet des fleurs; un aimant de rose; une photo de Robert Doisneau représentant un baiser (on rigole en se remémorant que tout le monde avait ça dans son semi-détaché dans les années 1990, comme un accès à plus grand, à la vie folle et intense); un autre aimant de cinéma féministe; une citation au sujet de la bienséance; une illustration d’Edward Gorey.

Je demande à H. O. de choisir un animal afin de poser avec lui pour la photo. Après hésitation, elle s’empare d’un lapin en porcelaine costumé en fou du roi. Elle cherche où se placer pour la photo. Je remarque deux toiles abstraites aux tons de saumon. Elles sont presque unies, ne serait-ce que des fines taches rougeâtres qui les parsèment. Les peintures sont des rectangles de calme dans l’appartement. C’est un peintre que tu aimes? Elle me dit que non, en fait, qu’elles proviennent du sous-sol de l’oncle d’un ancien conjoint qui était peintre. À sa mort, la famille s’est débarrassée de ce qui se trouvait là-dedans. Elle a pris celles-là. Elles ne signifient rien de particulier pour elle. Moi, je les imagine comme des fonds permettant l’incrustation, au cinéma, quand on place un acteur devant un fond bleu ou vert pour ensuite ajouter d’autres éléments par-dessus. Des histoires s’inventent, ici.

Heather se place devant l’une des toiles avec le lapin. Elle me raconte son histoire. Jeune, elle fréquentait le Village des valeurs. Un jour, elle y trouve cette poupée animale. Mais ça coûte cinq dollars. C’est cher, cinq dollars.

Elle pourrait se procurer plus d’une pièce de vêtement avec ce montant. Heather fait tout de même la dépense folle, mais en sortant du commerce, qu’est-ce qui flotte dans l’air et se pose à ses pieds? Un billet du même montant. « He paid for himself! », dit-elle, d’une voix dont l’affection exprime une fierté maternelle. Son regard sur le destin de la poupée me fait penser à sa manière de donner de la dignité aux éclopés de la vie en leur conférant une agentivité en constante danse avec le hasard, dans ses livres.

Autour de nous, dans chaque recoin de la pièce, sur le rebord des bibliothèques et des fenêtres, au sol parmi les pots de plantes d’intérieur : une ménagerie. Par dizaines, des figurines d’animaux nous regardent attentivement. Sur le dessus d’une bibliothèque, ce sont des cochons de 3 ou 4 cm de long. Ici, sous une table basse, une grenouille solitaire semble avoir élu domicile et est prête pour une conversation. Près d’un fauteuil, une oie grandeur nature s’illumine, un fil la reliant à la prise électrique.

Peut-être que si je me retourne, elle va s’animer? Je lui demande : c’est quoi ton rapport à l’invisible? « What do you mean? » C’est quoi, le magique, pour toi? Elle ne répond pas tout de suite. Elle revient aux objets vivants, ses crayons, la gomme à effacer, même aux poignées de porte qui, elles aussi, ont une personnalité, s’adaptant à la personne qui les touche. Elle me raconte avoir retenu le propos d’un philosophe qui affirme que si on l’imagine, c’est que ça existe quelque part. Voici sa permission pour croire à la magie. J’accepte un café, finalement. Elle part à la cuisine et, après quelques minutes, revient avec une grosse tasse, rien à voir avec une tasse à thé en porcelaine à l’anglaise ou avec un petit gobelet en céramique d’une artisane détenant un diplôme de deuxième cycle en sculpture contemporaine. Une grosse tasse manufacturée. Il y a bel et bien 500 ml d’espresso noir dans ce récipient au dessin noir et blanc étrange. J’ai déjà vu des illustrations similaires. Un personnage vêtu de noir, au visage de squelette, porte un parapluie qu’il tient pour abriter une foule d’enfants à ses pieds. Je ne boirai pas tout. J’en ai déjà bu plus d’un ce matin, nerveuse à l’idée de la rencontre que je m’apprêtais à effectuer. Et je ne veux pas surcharger le système de mes soixante jours.

Heather a visité la maison de Gorey, aujourd’hui transformée en musée. On feuillette ensemble une monographie à son sujet. Les dessins me font penser à ceux de Maurice Sendak, un autre illustrateur américain qui, à partir des années 1950, crée des histoires mettant en scène des enfants qui s’émancipent grâce à leur résilience, mais surtout grâce à leur esprit joueur. Les histoires de Heather auraient pu être illustrées par Sendak, il me semble. Mais de retour à Edward Gorey, qui, comme Sendak, dit l’autrice, place des personnages aux enjeux très contemporains dans des époques passées, comme elle le fait aussi dans sa pratique littéraire.

On bifurque. Au sujet d’un des personnages de Perdre la tête, je la questionne. On est au tournant du siècle et l’un d’eux est… une personne, en fait. Son genre est flou ou fluide, c’est selon. Bien sûr, elle a fait des recherches, entre autres en épluchant des photos et des documents écrits au Musée McCord, lieu qu’elle affectionne particulièrement pour la phase de recherche de ses ouvrages. Il semble y avoir eu, à l’époque victorienne, une certaine normalisation pour les transitions de genre sur scène, dans les bordels, dans le Red Light. Heather évoque aussi son expérience avec sa propre mère qui, dans les années 1980, est devenue son parent. Ielle a fait le choix de la laisser à son père et d’aller mener sa vie à Provincetown. Elle arborait alors le complet à la façon dandy et se faisait appeler Abraham. Heather se remémore la liberté et la joie de vivre qui régnait dans ce lieu. Rien de semblable quand elle arpentait ailleurs les rues avec Abraham, où elle pouvait lire le dégoût dans les yeux des passants. La maison de Gorey est située tout près de Provincetown. Voilà pourquoi la tasse.

J’arrive à la fin de l’enregistrement, le moment où j’ai remis mes jours dans une écharpe et où j’ai posé ma main sur la poignée de porte (de quelle humeur était-elle ce jour-là?). Mais l’une de nous a dit quelque chose, au sujet des souliers dans l’entrée je crois, et nous avons continué à parler pendant une heure. Voici la liste des sujets abordés sous forme de liste d’épicerie. Je l’ai notée ainsi dans mon cahier spirale pour aider ma mémoire :

féminisme
sexualité
rapports de pouvoir
pornographie
ce qui nourrit nos fantasmes

Elle savait que je n’enregistrais plus. Je passais parfois au français. Puis j’ai quitté la rue Bernard en murmurant une chanson douce.

 

 

Clémence Dumas-Côté
Zines, balados, performances artistiques, ateliers d’écriture : rien ne semble hors limites pour Clémence Dumas-Côté, qui a étudié en interprétation à l’École nationale de théâtre et qui possède une maîtrise en création littéraire. On peut lire sa prose comme ses poèmes dans différentes revues littéraires, dans deux recueils de poésie (L’alphabet du don, La femme assise) et dans Glu, son premier roman, détonnant et immersif, paru cet automne aux Herbes rouges. [JAP]

Photo de Heather O’Neill : © Julie Artacho
Toutes les autres photos : © Clémence Dumas-Côté
Photo de Clémence Dumas Côté : © Katya Konioukhova

Publicité